La honte prométhéenne

La modernité est le processus qui vise à abolir tout héritage archaïque par une institutionnalisation poussée. De ce fait, ce qui faisait les vertus des sociétés premières disparaissent au profit d’une rationalisation exacerbée de la vie sociale. Le corps est bien entendu le premier objet sur lequel va s’exercer cette volonté de dénaturer l’existence humaine. C’est Descartes qui ouvrent les hostilités en définissant le corps comme une machine.

Le progrès technique et les valeurs de la modernité ont conduit  ainsi les hommes sur la voie de l’identification machinique. Cette tendance sociétale se traduit davantage comme une honte que comme une volonté d’affronter et de dépasser sa réalité ontologique. Günther Anders fût l’un des premiers observateurs à identifier ce phénomène. C’est ainsi qu’il parle de la honte prométhéenne, non comme cette honte que nous avons l’habitude d’éprouver au sujet d’un acte commis ou d’une pensée que le monde serait susceptible de réprouver. Pour Anders, il s’agit de bien autre chose. La honte prométhéenne, c’est cette « honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées ».[1]

Cette honte pousse l’individu à s’identifier aux machines qu’ils fabriquent jusqu’à se machiniser lui-même. C’est ainsi que la sexualité elle-même se machinise soit en réduisant l’acte sexuel à un geste technique (fécondation in vitro) soit en incorporant la froideur de l’inerte (pornographie). L’homme aurait ainsi honte de son animalité et de sa sexualité. Il cherche alors à les transformer en substance ontologique parfaite comme peuvent l’être les objets techniques qu’il fabrique. On pourrait penser que la pornographie fait l’apologie d’une sexualité libérée. Il n’en est rien, car la pornographie demeure un imaginaire figée derrière un objet technique (video, internet). Elle montre des images sexuelles mais isole les individus de leur propre sexualité. L’individu est généralement seul devant des images pornographiques qui le contraignent à ne pas avoir de rapport sexuel avec un partenaire. La pornographie est donc avant tout un rapport charnel entre l’individu et la machine (télévision, ordinateur).

Afin de mieux éclaircir ce propos, il serait intéressant de présenter deux documents importants de l’œuvre de Günther Anders. D’une part, un article intitulé « Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification » et publié en 1937 dans la revue « Recherches philosophiques » fondée par Alexandre Koyré. D’autre part, la publication récente et tardive de « L’obsolescence de l’homme » où Anders traite dans le premier chapitre de la question de la honte prométhéenne.[2]

A la première lecture de l’article de 1937, nous sommes tout d’abord frappés par la proximité du texte avec l’ontologie heideggérienne. Anders s’avère être un fin connaisseur de Heidegger, et on le prendrait volontiers comme un disciple fidèle de ce dernier. Mais ce serait ignoré qu’Anders fût par la suite l’auteur d’une critique lucide et sincère de la pensée de Martin Heidegger. L’article présente une lecture assidue et pertinente de Heidegger et non une critique. Cependant, sur certains points du texte, nous pouvons déjà observer des distances vis-à-vis de Heidegger, notamment en ce qui concerne la légitimité de l’existence authentique. Un autre fait marquant, dans la lecture de cet article, est la présence de quelques propos rappelant étrangement  l’existentialisme sartrien. Si nous souhaitons mieux cerner ce que Anders entend par « honte prométhéenne », il nous semble prudent tout d’abord d’expliquer s’il existe, oui ou non, une parenté avec les philosophes existentiels.

Ce qui semble réunir Anders, Heidegger et Sartre, c’est avant tout cette volonté de mettre en avant la situation de l’homme dans le monde en tant qu’être indéterminé, jeté, abstrait et anonyme. Dans son article de 1937, Anders s’intéresse tout d’abord aux thèses de « Sein und Zeit », l’œuvre maîtresse de Heidegger, en particulier celles concernant l’oubli de la question de l’Etre. Pour Heidegger, l’homme a oublié l’Etre et ce qu’est véritablement la métaphysique qui s’est jusqu’ici contenter d’étudier l’Etre à partir de l’étant, de la chose, du visible. Dans la métaphysique au sens heideggérien,  il s’agit d’ouvrir l’horizon de la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Bien évidemment, l’homme ne doit pas se restreindre à poser ou à énoncer cette question, mais plutôt ressentir l’angoisse contenue dans cette question qui est la question première à l’origine de toutes les questions. Ouvrir l’horizon de cette question, c’est précisément plonger dans l’angoisse de l’être-là, ce que Heidegger nomme par « Stimmung ». L’imprégnation de la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » incite l’homme à expérimenter sa liberté, à la découvrir, notamment par sa capacité à néantiser les choses, le monde ou lui-même. Eprouver la facticité de son existence, sa contingence ou encore son absurdité, voilà ce dont il s’agit avec ce concept de la « Stimmung ». Pour Anders, l’homme doit être capable d’affronter le choc du contingent.

Rappelons que pour Heidegger, l’homme est Dasein (être-là), c’est-à-dire le seul étant capable de questionner son être, de s’étonner qu’il est. Ceci le distingue radicalement des autres êtres vivants. A la différence des autres étants, l’homme entretient un rapport avec son être et avec lui-même. L’homme surgît dans le monde ; il ne décide pas s’il veut ou non entrer dans le Dasein. L’homme est ainsi jeté parmi les choses, et à la différence d’elles, il n’est ni fabriqué ni déterminé.  Anders reprend à son compte cette situation de l’homme dans le monde. Mais à la différence de Heidegger, il refuse le passage du choc du contingent à l’existence authentique.

Pour Anders, la contingence signifie la « non-constitution de soi par soi ». Ceci renvoie à  la conception de la facticité que développera, plus tard, Sartre : dans l’expérience de la liberté, l’homme découvre que sa liberté n’est pas absolue puisque l’homme ne fait pas le choix d’apparaître, de naître ou de surgir dans le monde. La facticité désigne l’impossibilité de se choisir comme tel. Sans elle, je ne pourrais effectivement décider de naître ouvrier ou bourgeois, à telle époque et pas à une autre.

Dans son article, Anders dresse le tableau du nihiliste et l’oppose à celui de l’homme historique. Le nihiliste se découvre à la fois comme libre et non-libre. Il prend la mesure de sa contingence : il fait parti du monde et en même temps, il en est exclu. Le nihiliste découvre ainsi qu’il est non-déterminé par lui-même : choc du contingent. Il prend ainsi conscience que ce qui le détermine, c’est l’indétermination.

« L’homme s’expérimente en tant que contingent, en tant que quelconque, en tant que « moi précisément » (tel qu’il ne s’est pas choisi) ; en tant qu’homme qui est précisément tel qu’il est (bien qu’il puisse être tout autre) ; en tant que provenant d’une origine dont il ne répond pas et avec laquelle il a cependant à s’identifier ; en tant que précisément « ici », en tant que « maintenant »». (G. Anders)

Si l’on persistait dans l’impossibilité de l’identification de soi, on finirait par sombrer dans la folie ou l’auto-annihilation pour annuler la contingence. Cependant, l’état de choc du contingent (que l’on retrouve chez le nihiliste) est un fait rare, pour Anders, car l’homme sait qu’il peut véritablement faire quelque chose de lui-même. L’homme peut être autre chose qu’un nihiliste : l’exemple de l’homme historique. C’est à partir de ce point précisément que Günther Anders aborde la question de la honte comme réalité de la conscience du contingent et comme forme classique de la dissimulation de celle-ci. La honte est donc d’abord la réalité de la conscience du contingent car « l’homme pressent le monde dont il provient mais auquel il n’appartient plus en tant que moi. Ainsi, la honte est avant tout honte de l’origine ». (G. Anders) L’origine étant ce que l’on n’est pas en tant qu’homme libre, c’est-à-dire un être déterminé. A l’origine, je ne me suis pas choisi. La honte, c’est ce qui est lié à la réalité de cette origine.

La honte devrait certainement conduire l’homme vers lui-même puisqu’elle le ramène vers son origine. Etonnant paradoxe : celui qui a honte voudrait fuir sous terre, mais il ne fait que rentrer en lui-même. Cependant, persistant dans la fuite, l’homme parvient à oublier les motifs qui l’ont conduit à fuir (de ne pas être lui-même). Ainsi, celui qui est dans l’état de honte s’enorgueillit de son pouvoir de dissimulation. Et il dément après coup, le fait d’être venu au monde par contingence.

Dans « L’obsolescence de l’homme », Anders poursuit la réflexion qu’il avait entamé vingt années plutôt au sujet de la honte. Ses recherches aboutissent sur l’idée que le produit technique, l’objet fabriqué apparaît pour l’homme supérieur à lui ontologiquement parlant, car l’objet est un étant déterminé et stable. Du fait de ce sentiment de honte sur lui-même (honte d’être ce qu’il est, un être déterminé et contingent), il éprouve soudainement le désir d’être comme ces objets qu’il fabrique. L’homme veut devenir un self-made man.

La honte prométhéenne concerne exclusivement le rapport entre l’homme et la chose. Elle n’est pas manifeste, visible, puisque celui qui a honte cherche à cacher, à dissimuler sa honte. Puis, il en vient à avoir honte de dissimuler sa honte : c’est la honte de la honte. Ceci contraint celui qui a honte à adopter des attitudes contraires à celles qu’il devrait montrer par honte.  L’homme change radicalement de peau pour cacher son envie de cacher sa honte. Il adopte ainsi une attitude manifeste qui va à l’encontre de qu’il veut cacher. On peut dire que l’homme a honte de ne pas être une chose, un objet fabriqué, une machine ; car il prend la mesure de la supériorité de la chose sur lui-même, et qu’il ne supporte pas de voir les faiblesses de son origine ontologique. La machine apparaît comme une perfection ontologique, alors que l’homme est tourmenté par une conscience qui ne lui permet pas d’accéder à sa propre essence.

Ainsi, l’homme est jaloux des objets qu’il fabrique. Anders prend l’exemple du make-up pour désigner la volonté de s’élever au même rang que les objets fabriqués. Ceci explique pourquoi les femmes refusent de sortir sans être maquillé au préalable. Elles ont besoin de s’auto-réifier pour pouvoir s’accepter car elles ont honte de leurs origines ontologiques. Anders parle aussi de la honte du corps nu. Car le corps nu ne montre pas quelque chose de dénudé, mais bien quelque chose qui n’a pas été fabriqué. C’est pour cela qu’on cherche à le réifier par le maquillage, le tatouage, le piercing ou encore la chirurgie esthétique. Cependant, l’homme doit faire face à un dilemme : il ne peut être un instrument adéquat, car son corps n’est pas une matière qui se laisse travailler comme l’argile. L’homme, on ne peut le travailler. Face à cela, la conscience humaine en veut plus. Elle ne veut plus seulement être l’égal des instruments, elle veut être « un instrument pour les instruments ». Pour Anders, nous parvenons ainsi à un problème délicat : plus l’homme développe et accumule les instruments, plus il a de difficultés à se maintenir à leur hauteur. L’accumulation des instruments entraîne une accumulation de la misère.

Le rêve de l’homme contemporain serait-il de devenir une machine parce que l’on estime qu’elle a plus de valeur ontologique ? L’être humain cherche à repousser ce qui le définit ontologiquement à l’origine afin de mieux se greffer à quelque chose d’hybride et d’artificiel : par exemple le fantasme du cyborg. Il se déshumanise pour mieux se machiniser. Il ne s’agit pas de critiquer le désir de transcender ce que l’on est à l’origine, car cela demeure le propre de l’être humain. Ce qui devient inauthentique au sens heideggerien concerne plutôt le refus d’accepter son origine ontologique : la mortalité, la finitude et l’indétermination.

Les peuples premiers ont conçu une méthode qui permet de dépasser l’origine ontologique : c’est l’expérience initiatique qui offre à l’être humain un devenir mythique. Mais à la différence du devenir machinique, le devenir mythique revient constamment vers le chaos originel à travers des rites. Le devenir machinique propulse l’homme vers une existence intégralement inauthentique. L’homme construira sa vie sociale en étant persuader d’être aussi parfait que les machines qu’il fabrique. Il n’aura plus conscience de sa propre finitude. Le drame de la modernité réside dans un tel refus qui contraint à banaliser l’existence humaine.

Le corps n’échappe donc pas à cette logique du devenir machinique. Son origine naturelle est détournée au profit d’un fantasme techno-scientifique qui devient réalité. A l’heure de la modernité, il est devenu possible de procréer sans rapport sexuel grâce à la fécondation in vitro. Les progrès de la science permettent de contrôler la sexualité avec toutes sortes d’innovations techniques : contraception, préservatif… La question du clonage et de l’eugénisme viennent appuyer la thèse de Günther Anders. L’homme veut être à l’origine de la fabrication d’un être humain. Fabriquer l’homme comme on fabrique une machine. On comprend ce qui se trame derrière tout cela. L’homme souhaite absolument pouvoir dire qu’il est capable de fabriquer un être humain déterminé, parfait et non plus factice et imparfait.

Ce qui semble inauthentique, c’est probablement le refus de porter en soi le vivant. On privilégie la froideur de l’inerte à la chaleur du grouillement.

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[1] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, Paris, Ivrea, 2002, p. 37.

[2] L’œuvre date de 1956, soit pratiquement vingt ans après la publication du premier document cité.

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