Sous le signe de Krishna. Donner un sens à l’amour

Loin d’être une simple fable ou une pure fiction, le mythe apporte au contraire une signification au monde et révèle les dimensions les plus profondes de l’existence humaine. En ce sens, mythes, images et symboles sont les instances anthropologiques les plus appropriées pour comprendre le sens que les hommes donnent à l’amour, au-delà des concepts philosophiques et autres discours interminables sur le désir.

22Dans Métaphysique de l’amour, un des chapitres compléments au Monde comme volonté et comme représentation, Arthur Schopenhauer, avec tout le ton pessimiste qu’on lui connaît, ne manque pas de rappeler que le génie poétique a de tout temps su célébrer haut et fort le thème de l’amour (1966). Assurément, qu’il s’agisse de Roméo et Juliette, de Tristan et Yseult, de La Nouvelle Héloïse, toutes ces productions littéraires évoquent une « gloire immortelle ». En fait, le génie poétique rend compte de l’omniprésence d’Eros dans la vie quotidienne. Le jeune Werther n’est pas seulement le héros d’un roman écrit par Goethe, il est une réalité sociale à part entière. Comme le souligne bien Schopenhauer, Eros règne en maître dans la société. Par contre, on peut s’étonner de l’indifférence générale des philosophes à l’égard de l’amour. Certes, nous dit Schopenhauer, il existe des textes fondateurs comme le célèbre Banquet de Platon. Mais ce dernier se limite à une approche réductrice puisqu’il se contente finalement de louer l’amour homosexuel et le penseur allemand ne mâche pas ses mots en reconnaissant que, si le thème de l’amour a été abordé par d’autres illustres philosophes comme Spinoza, Rousseau ou Kant, il n’en demeure pas moins que leurs approches restent essentiellement « superficielles par défaut de compétences » (Schopenhauer 1966 : 1285). Au-delà de son pessimisme radical, Schopenhauer a le mérite de nous révéler un fait important : c’est le génie poétique, et non le génie philosophique, qui est véritablement parvenu à dévoiler les mystères de l’amour. Dès lors, on comprend la difficulté de toute étude sur l’amour, c’est-à-dire l’impossibilité d’être à la hauteur du génie poétique. Il s’agit alors moins de spéculer que de savoir écouter les métaphores de la vie.

Loin d’être des « créations irresponsables de la psyché » (Eliade 2005 : 18), mythes, images et symboles sont précisément ce qui constitue l’homo sapiens. Certes, la modernité s’est jusqu’ici acharnée à désacraliser radicalement l’univers humain en tentant d’arracher l’homme à ses rêveries et lui imposer un esprit hyperrationnel. Et pourtant son échec est consternant puisqu’elle n’est justement pas parvenue à éradiquer la pensée symbolique. Mythes et symboles sont en effet camouflés et éclatés dans nos sociétés sécularisées, mais ils continuent néanmoins à survivre dans des zones marginales telles que la littérature, le cinéma ou encore l’art. Les penseurs du cercle Eranos (Jung, Eliade, Scholem, Durand…) n’ont eu de cesse de nous avertir de l’importance du langage symbolique et de la manière dont les mythes rassemblent plus efficacement les hommes entre eux que les concepts philosophiques eux-mêmes. Après tout, le symbole n’est-il pas une « représentation qui fait apparaître un sens secret, il est l’épiphanie d’un mystère » (Durand 1998 : 13). En ce sens, les mythes et les symboles divulguent les dimensions les plus secrètes de l’existence et en donnent les clefs de compréhension que le langage analytique peine à saisir. Ainsi, seule la pensée symbolique tant préservée par la littérature, la poésie ainsi que l’art, est en mesure de nous éclairer sur le sens de l’amour.

AU-DELÀ DU VOULOIR-VIVRE

Si le thème de l’amour est si envoûtant, c’est bien parce que l’homme y voit autre chose qu’un simple processus de reproduction sexuelle. Il faut alors donner tort à Schopenhauer qui pense que l’amour est exclusivement motivé par l’instinct de conservation. Bien au contraire, l’homme aime à la mesure de ses rêves, et non pour se conformer seulement aux caprices de l’instinct sexuel. Certes, on ne peut nier l’existence du vouloir-vivre, énergie insatiable et permanente qui tend inexorablement à la reproduction de l’espèce humaine et qui sans raison d’être, est tout simplement ce qui anime les hommes dans une absence totale de significations. Et Schopenhauer ajoute que ce vouloir-vivre aveugle est par-dessus tout tragique car il conduit à la fois au désir et au manque, et donc à la souffrance. L’homme est cet « animal métaphysique », seul étant capable de s’étonner de sa propre existence et d’en saisir le caractère absurde et contingent, d’où ce sentiment effroyable et brutal devant les « visages du temps » (Durand). Ainsi, la douleur de l’existence engendre-t-elle le désir de combler la situation intolérable de l’homme dans le cosmos, sa condition d’être mortel. Et tant que le désir n’est pas satisfait, l’homme demeure dans la souffrance. Le bonheur coïnciderait alors avec la satisfaction du désir, c’est-à-dire avec la suspension de la douleur. Néanmoins, nulle satisfaction n’est éternelle et annonce toujours un désir nouveau recréant les mêmes conditions tragiques.

Le vouloir-vivre aveugle et tragique, tel que le conçoit Schopenhauer, fixe donc l’homme dans une vie qui oscille entre l’ennui et la souffrance. L’homme serait-il seulement cette bête pensante condamnée à un destin funeste et tragique ? « Aux abattoirs, je regardai, ce matin-là, les bêtes qu’on acheminait au massacre. Presque toutes, au dernier moment, refusaient d’avancer. Pour les y décider, on les frappait sur les pattes de derrière. Cette scène me revient souvent à l’esprit lorsque, éjecté du sommeil, je n’ai pas la force d’affronter le supplice quotidien du Temps » (Cioran 1989 : 185). A travers ces quelques mots, Cioran nous livre une vérité tragique difficile à entendre et à accepter. En effet, il faudrait être au moins un dieu pour supporter le poids d’une telle vérité. Ou bien un homme capable de rêver et de transfigurer son destin immonde.

Paradoxalement, Schopenhauer ne dit pas autre chose que cela, même s’il renonce à l’optimisme, lorsqu’il dit que l’art et la mystique chrétienne peuvent consoler les hommes et les libérer du fardeau de l’existence. Mais étrangement, il n’accorde pas à l’amour la même force rédemptrice. En fait, il estime que l’amour ne remet nullement en cause le vouloir-vivre. Chez l’amoureux, le vouloir-vivre est insistant et manifeste. Son unique objectif consiste à satisfaire son instinct de conservation. Ceci explique le fait que l’amoureux puisse faire abstraction des défauts et autres immondices qui peuvent entourer l’objet de son désir. Effectivement toujours selon Schopenhauer, on ne peut s’empêcher d’observer parfois des hommes sagaces et élégants unis à des mégères innommables. Un tel choix nous apparaît complètement incompréhensible. Mais serait-ce exclusivement l’instinct de conservation qui pousserait les hommes à de telles situations ? Ce serait là céder au pessimisme, et renoncer à l’éventualité d’autres possibles.

Car l’homme est bel et bien une créature singulière qui ne vise pas seulement la satisfaction de ses instincts. Ses rêveries le conduisent en effet à aimer au-delà des frontières du réel. Une des spécificités de l’homo sapiens consiste à produire des images qui l’affranchissent du monde sensible. En ce sens, il faut cesser de confondre imagination et perception. Les images que nous produisons ne sont pas seulement la reproduction de nos sensations, de pales copies des choses sensibles, elles vont bien au-delà puisqu’elles transfigurent le réel et en dévoilent des facettes insoupçonnées. C’est ce qui incite Gilbert Durand à dire que le sens figuré prime sur le sens propre, le langage symbolique sur le langage analytique. « Qu’on le veuille ou non, la mythologie est première par rapport non seulement à toute métaphysique, mais à toute pensée objective, et c’est la métaphysique et la science qui sont produites par le refoulement du lyrisme mythique » (Durand 2005 : 458).

L’existence n’est rien sans l’imagination. Elle n’a de sens qu’en tant qu’on la rêve. L’homme rêve et vit sa vie à la force de son imagination symbolique. Si l’amour n’est qu’ « illusion », « voile », « apparence », il reste malgré tout le lieu de rencontre privilégié des rêveries les plus intimes des hommes. « Il est encore des âmes pour lesquelles l’amour est le contact de deux poésies, la fusion de deux rêveries » (Bachelard 2009 : 7).

LA FONCTION DU MYTHE

En nous révélant les modalités les plus profondes de la réalité amoureuse, le mythe nous rappelle également sa fonction anthropologique dans la vie sociale. « Le mythe, qu’elle qu’en soit la nature, est toujours un précédent et un exemple, non seulement par rapport aux actions (« sacrées » ou « profanes ») de l’homme, mais encore par rapport à sa propre condition ; mieux : un précédent pour les modes du réel en général » (Eliade 1996 : 349). Les récits mythiques ont toujours assuré une fonction d’équilibre psycho-social dans la mesure où ils indiquent aux hommes la manière d’être dans le monde. Qu’il s’agisse de choses profanes ou sacrées, le mythe sert de modèle culturel à l’ensemble de la communauté jusqu’à en dévoiler les pratiques amoureuses.

Le mythe, nous dit encore Eliade, évoque une histoire sacrée, c’est-à-dire un ensemble d’évènements qui se sont produits dans un temps primordial, mythique, in illo tempore, et qui relatent les exploits des anciens et autres Etres Surnaturels et expliquent la naissance du Cosmos et de la réalité humaine. Il s’agit toujours du récit d’une création, celle d’une tribu, d’une espèce animale, d’une attitude humaine ou encore d’une institution. Les mythes retracent alors les différentes irruptions du sacré puisqu’ils parlent des évènements surnaturels qui ont réellement eu lieu dans le temps fabuleux des commencements et qui justifient la présence et la légitimité de chaque chose de ce monde, y compris l’homme et le monde lui-même.

Il faut souligner aussi le fait que l’histoire sacrée est considérée comme une histoire authentique. Le sacré est une réalité vraie, il est la réalité totale. Pour l’homme archaïque, le mythe cosmogonique est le récit authentique de la création du monde dans la mesure où il peut prouver et ressentir l’existence même du monde. Certes, aux yeux de l’homme rationnel des sociétés modernes, les mythes apparaissent comme des histoires mensongères, des fables dont l’unique but consiste à divertir. Mais c’est là l’attitude d’un homme qui a refoulé la pensée mythique pour ériger une pensée objective et analytique. Il n’en demeure pas moins que mythes et symboles continuent à exister à travers l’inconscient collectif, et ce malgré les sarcasmes de l’homme moderne. Il importe donc de comprendre les mythes à travers l’attitude religieuse de l’homme archaïque et sa conviction totale. Ce que les dieux et autres Etres Surnaturels ont accompli dans le temps mythique comme exploits, les hommes se doivent de les répéter dans la vie quotidienne. Toutes les activités sacrées et profanes « trouvent leurs modèles à travers les gestes des Êtres Surnaturels » (Eliade 1991 : 19). Chez les Navajos, on observe effectivement que l’ensemble des conduites humaines sont réglées par les récits mythiques, même la manière de s’asseoir. En effet, les hommes doivent croiser les jambes devant eux et les femmes glisser les leurs sous elles et de côté car il est dit dans leur mythologie que les Etres Surnaturels à l’origine de la création de la femme et de l’homme se sont assis de cette façon. La fonction essentielle du mythe consiste donc à régler les comportements humains, à dévoiler la manière d’être dans le monde la plus appropriée aux hommes et aux femmes. Toutes les activités humaines sont régies par l’exemplarité des dieux et des héros mythiques, que ce soit l’alimentation, le travail, l’art ou encore l’amour.

LA FIGURE MYTHOLOGIQUE DE KRISHNA

Krishna-the-celestial-charioteer-with-ArjunaDans la tradition védique, le dieu Krishna, huitième avatar de Vishnou (le protecteur), le deuxième dieu de la Trimūrti avec Brahma (le créateur) et Shiva (le destructeur), possède une personnalité multiple et apparaît sous différents noms comme Dâmodara, Venugopâla, Jagannâtah, Hari ou encore Govinda. Krishna est la divinité la plus célébrée en Inde. En plus d’être le dieu des bergers, il est connu pour ses talents de séducteur tout comme Orphée. De nombreuses histoires relatent ses aventures avec les gopis, les gardiennes de vaches qu’il séduisait avec le son irrésistible de sa flûte. Dans la forêt de Vrindavan, les jeunes épouses s’éclipsaient la nuit tombée de leurs lits conjugaux pour rejoindre Krishna dans une extase transcendantale. A noter également que dans les représentations traditionnelles, Krishna est souvent accompagné de son épouse Radha. Cette dernière traduit symboliquement le croyant qui quitte le monde pour se consacrer à l’amour absolu du divin. « L’idée sous-jacente, nous dit Joseph Campbell, est ici que dans l’extase de l’amour, on est transporté au-delà des lois et des relations temporelles, ces dernières n’appartenant qu’au monde secondaire de la séparation et de la multiplicité apparentes » (Campbell 2011 : 178). Par ailleurs, le mythe de Krishna est à rapprocher de la mystique chrétienne qui voit en l’extase un moyen d’accéder à l’amour de Dieu. Dans le même ordre d’idée, la crucifixion du Christ peut également apparaître comme un acte volontaire d’auto-immolation dans l’extase. L’exégèse chrétienne a souvent interprété la crucifixion comme la manière dont le Christ rachète les péchés de l’homme à Satan. On peut au contraire voir la crucifixion comme une invocation au retour de l’amour des hommes pour Dieu. En acceptant d’être crucifié, le Christ décide en fait de souffrir et de mourir par amour. Pour Maître Eckhart, celui qui souffre pour des raisons autres que l’amour est voué à une souffrance insupportable. Par contre, celui qui souffre par amour ne souffre pas  réellement car il bénéficie au contraire de l’amour de Dieu.

La figure mythologique de Krishna nous montre finalement que l’amour relève essentiellement d’une expérience intérieure au sens bataillien qui déboucherait sur l’illimité des possibles de l’homme. Pour Bataille, l’amour doit se consumer, c’est-à-dire se vivre jusqu’au bout de tous les possibles. « Etre face à l’impossible — exorbitant, indubitable — quand rien n’est plus possible est à mes yeux faire une expérience du divin ; c’est l’analogue d’un supplice » (Bataille 2004 : 45). L’expérience intérieure se donne comme ultime but l’abandon du conceptuel, de l’analytique, de la pensée objective, de la métaphysique pour aboutir au non-savoir, au « luxe de la nuit » (Durand). Cette trajectoire passe nécessairement par la dépense et la consumation. Il faut en effet une perte absolue, perte de soi-même et perte du savoir, pour accéder à un état de nudité qui annonce la possibilité de la souveraineté. Le récit de Krishna ne traduit pas autre chose que cela puisqu’il rappelle constamment que l’amour extatique comme perte absolue est la voie royale menant à la souveraineté, celle de l’instant futile et impossible où l’homme se réjouit du silence de la nuit dans des larmes de joie.

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Bibliographie.

Bachelard G. (1960), Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 2009.

Bataille G. (1943 et 1954), L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 2004.

Cioran E. (1973), De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, coll. folio essais, 1989.

Campbell J. (1949), Le héros aux mille et un visages, Paris, Oxus, 2010.

Campbell J., Des mythes pour se construire, Paris, Oxus, 2011.

Comte F., Les héros mythiques et l’homme de toujours, Paris, Seuil, 1993.

Durand G. (1960), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, paris, Dunod, 2005.

Durand G. (1964), L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1998.

Eliade M. (1952), Images et symboles : essai sur le symbolisme magico-religieux, Paris, Gallimard, 2004.

Eliade M. (1949), Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1996.

Eliade M. (1963), Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1991.

Hésiode, Théogonie, Paris, Belles Lettres, 1986.

Maître Eckhart, Œuvres de Maître Eckhart – Sermons – traités, Paris, Gallimard, 1992.

Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966.

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