L’inconscient dionysiaque

Reconnaître l’aspect structurel de la dépense, du sacrifice, de la transgression, de la consumation, est une tâche encore bien difficile, et peut-être même impossible, pour l’esprit cartésien qui s’est jusqu’ici efforcé de mettre un terme définitif à cette pulsion d’errance qui semble habiter depuis toujours homo sapiens. Indubitablement, la consumation apparaît comme une entrave sérieuse au progrès, un mal qu’il faut à tout prix éradiquer. Improductivité, gaspillage, perte, destruction des richesses sont autant de maux qu’il faut combattre. Et pourtant la logique dionysiaque est bel et bien une constante anthropologique. Elle demeure l’élément de base dans nombre de mythes, contes, romans et même dans certains systèmes philosophiques et religieux.

bacchus2-43Dépense, excès, démesure, désordre, chaos, éclatement, sacrifice, orgiasme, débauche sont autant de termes qui rappellent la logique dionysiaque animant tout corps social. Il est étonnant de voir dans la consumation une des structures anthropologiques fondamentales de toute socialité. Et pourtant, c’est bien en ce sens que Georges Bataille nous a rendu attentifs à une sociologie de la consumation qui dit et redit l’importance de prendre en compte les activités humaines qui ne cherchent pas à accumuler pour posséder mais pour dépenser et gaspiller. Dans La part maudite, Bataille nous rappelle en quelque sorte que nous aurions tort de réduire les sciences sociales à l’étude exclusive des activités humaines liées à la productivité et à l’utilitarisme. Après tout, une société se détermine peut-être moins selon ce qu’elle accumule comme richesses que selon ce qu’elle brûle pour exister.

Antonin Artaud ne suggère pas autre chose que cela lorsqu’il nous dit que son théâtre de la cruauté ne pourra voir le jour qu’après la transformation radicale de la société, c’est-à-dire lorsqu’elle renoncera à cette logique conservatrice des richesses. Artaud ne voit pas dans la consumation un obstacle, mais bien un remède. Elle est effectivement une des conditions nécessaires à toute guérison. Pour guérir la vie, pour vaincre la douleur d’exister, il faut en quelque sorte accepter de chuter dans la chair. Dans Humain trop humain, Nietzsche disait qu’ « employer l’excès comme remède, c’est là un coup de maître dans l’art de vivre »[1].

Consumer pour exister est un bel étrange paradoxe. L’idée même d’une société fondée sur le besoin d’errance et de perte peut paraître complètement absurde et délirante pour un esprit formé aux conceptions utilitaristes et rationalistes. Et pourtant ce type de société existe bel et bien comme en témoignent les travaux de Marcel Mauss qui ont si bien influencé l’œuvre de Georges Bataille. Mauss a donné une des plus belles descriptions de ces fêtes au cours desquelles les tribus affirment leur existence par la consumation des richesses acquises. Mauss voit à travers le potlatch la forme archaïque par excellence de l’échange qui ne définit plus ici au besoin d’acquérir et de conserver des richesses mais par rapport au besoin de les consumer, de les détruire. Car c’est le débordement des richesses qui menace le monde et l’impossibilité de les consumer librement. Tout individu a nécessairement besoin de détruire pour exister. Une cité, un peuple, un groupe ou un même un individu seul se déstructure rapidement s’il parvient pas à exprimer sa démesure, sa démence. Ainsi, la consumation est-elle nécessaire à toute structuration sociale. Il faut donc éviter de réduire la consumation à un mode d’être archaïque qui n’aurait plus lieu d’être et qui serait suspect et immonde parce que soi-disant non civilisé, et la réhabiliter en tant que constante anthropologique qui résiste et résistera que l’on veuille ou non à la morale économique de la société moderne.

En s’intéressant aux sociétés archaïques, Bataille ne fait pas autre chose que de réactualiser le besoin de consumation, la pulsion d’errance propre à tout un chacun. Tout rite primitif est bel et bien ce corps à corps violent ou sensuel qui dit et redit la dépense, la perte. A travers son oeuvre, il dénonce l’hyper-rationalisation généralisée de l’existence sociale tant décrite par Max Weber, c’est-à-dire le fait de calculer l’ensemble du vécu sur le mode de la production utilitaire et ainsi bannir tous les éléments hétérogènes. La modernité, c’est l’entreprise de domination du monde, c’est réduire ce dernier au calcul, le soumettre à une démarche rationalisante au sens vulgaire du terme. Bataille est très sensible à cette désacralisation du monde. Dans les années 30, ses réflexions portent alors sur la place de la consumation dans la société moderne, qu’il s’agisse de notre système économique ou de notre système culturel.

Bataille est le penseur qui a su redonner ses lettres de noblesse à un principe fondateur et indispensable à toute vie sociale, celui de la perte. Son célèbre texte « La notion de dépense » écrit dans la revue La critique sociale en janvier 1933 revient sur la conception utilitariste de l’économie moderne. L’écrivain affirme dans cet article la nécessité de penser une économie fondée sur la notion de dépense improductive.

« L’activité humaine n’est pas entièrement réductible à des processus de production et de conservation et la consommation doit être divisée en deux parts distinctes. La première, réductible, est représentée par l’usage du minimum nécessaire, pour les individus d’une société donnée, à la conservation de la vie et à la continuation de l’activité productive : il s’agit donc simplement de la condition fondamentale de cette dernière. La seconde part est représentée par les dépenses dites improductives : le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts, l’activité sexuelle perverse (c’est-à-dire détournée de la finalité génitale) représentent autant d’activités qui, tout au moins dans les conditions primitives, ont leur fin en elles-mêmes ».[2]

Dans un autre article « La structure psychologique du fascisme » écrit quelques mois plus tard dans la même revue, Bataille reprend cette distinction fondamentale en introduisant les concepts d’homogénéité et d’hétérogénéité. Pour Bataille, l’homogénéité est la « commensurabilité des éléments et la conscience de cette commensurabilité ».[3] L’homogénéité vise la réduction des rapports humains à des règles fixes basées sur l’utilité et la production.

Mais l’homogénéité sociale est une forme précaire qui doit être défendue constamment contre les éléments hétérogènes qui ne profitent pas, ou pas suffisamment, de la production ou qui supportent mal les freins de l’homogénéisation. Dans la société moderne, l’homogénéité sociale est liée à la bourgeoisie, et l’État assure un contrôle permanent des forces hétérogènes en les soumettant à sa loi. Ces forces hétérogènes restent impuissantes face aux contraintes forgées par le pouvoir politique

« Le monde  hétérogène  comprend ainsi l’ensemble des résultats de la dépense improductive ce qui revient à dire : tout ce que la société homogène  rejette, soit comme déchet, soit comme valeur supérieure transcendante ». L’hétérogène, c’est ici le séparé, le sacré que la modernité veut expulser.

Jean-Léon_Gérôme_-_Diogenes_-_Walters_37131Le propre de la science moderne réside dans son homogénéisation des phénomènes comme l’a bien rappeler Edgar Morin avec sa pensée complexe. C’est en ce sens que la science exclut les éléments hétérogènes. La science devient ainsi le moteur principal de toute homogénéisation de l’existence sociale: « par principe même, la science ne peut pas connaître d’éléments hétérogènes en tant que tels ».[4] Devant l’irréductibilité des éléments hétérogènes, la science peine à leur trouver un sens fonctionnel. En fait, les éléments hétérogènes échappent à toute mathématisation. Finalement, le progrès de la science se fonde à partir de Descartes sur le rejet de l’hétérogénéité. « L’exclusion des éléments hétérogènes hors du domaine homogène de la conscience rappelle ainsi d’une façon formelle, celle des éléments décrits (par la psychanalyse) comme inconscients ». L’inconscient est ainsi un des aspects de l’hétérogène.

Tout résultat d’une dépense improductive fait ainsi partie du monde hétérogène. Violence, démesure, délire et folie sont aux yeux de Bataille des éléments hétérogènes qui brisent l’homogénéité sociale. La consumation est de ce fait la force hétérogène indésirable par excellence.

Néanmoins, Bataille se méfie de toutes les entreprises qui visent la réhabilitation de la consumation ou des mythes dans la vie sociale. Le fascisme apparaît malheureusement comme cette entreprise de repolarisation de la société sur des éléments hétérogènes. Il sait ainsi jouer sur les grands spectacles, régénérer les mythes. Le fascisme souhaite effectivement opérer une hétérogénéisation de la société sur un plan émotionnel et imaginal, au moment où les démocraties modernes ont laissé le monde se désenchanter.

Le Collège de sociologie fondé par Bataille en 1937 avec Michel Leiris, Roger Caillois et Jules Monnerot se distingue de ce type d’entreprise dans la mesure où il ne vise en aucun cas la réintégration de l’hétérogène dans la vie sociale. Il se centre davantage sur élaboration et la défense d’une « sociologie sacrée » ou une « sociologie active » qui aurait comme enjeu l‘identification des facteurs de socialisation, et ce afin de résister au rationalisme morbide des structures modernes. Il s’agit en fait d’une socioanalyse capable de déceler par exemple les traces d’un inconscient dionysiaque qui influe à la fois le quotidien et l’homme.

Les questions fondamentales que se pose le collège de sociologie portent sur les conditions de réactivation du lien social. Il avait trois objets d’étude particuliers : le pouvoir, le mythe et le sacré. Pourquoi les sociétés ont-elles besoin de mythes ? Que se passe-t-il quand une société refoule ses mythes ? Où, quand et comment surgit le sacré ? Dans les mêmes années, se forme également le cercle Eranos à Ascona en Suisse qui tente de comprendre la capacité imaginative de l’homme, sa faculté à produire des symboles et des mythes : Jung, Corbin, Eliade, Hillman, Durand, Campbell, Scholem…

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[1] Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, Paris, Hachette, 2001, aphorisme 365.

[2] Georges Bataille, « La Notion de dépense » in La part maudite, Paris, éditions de Minuit, 1967, p. 28. Texte publié en 1933 dans la revue La critique sociale (n°7).

[3] Georges Bataille, La Structure psychologique du fascisme, Paris, Éditions Lignes, 2009, p. 9.

[4] Ibid., p. 16.

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