Solidarité technique et handicap

Un corps qui marche, qui mange, qui nage, comprend un ensemble de pièces requises[1] pour faire qu’il marche, qu’il mange, qu’il nage. Si une pièce manque au dispositif corporel ou si elle est défaillante, alors le corps sera restreint, pétri d’amoindrissements physiologiques : c’est le corps-handicapé.

 Il est à noter, par ailleurs, qu’il existe une classification socio-bio-psychologique des membres corporels défaillants, paralysés  ou absents : par exemple, un doigt amputé ne vaut pas une jambe amputée, et sur le plan social, biologique, et psychologique, les conséquences diffèrent.

Il faut comprendre que sur un même problème physiologique, il y a plusieurs degrés du handicap. Un myope n’est pas un aveugle, et pourtant tous les deux ont un handicap visuel. On le voit très bien : chaque défaillance du corps possède sa propre singularité.

Il s’agit, ici, pour nous, de nous interroger sur les possibilités techniques qui peuvent pallier à ces défaillances du corps, mais aussi de comprendre les modalités d’une solidarité technique et ses conséquences éthiques. On n’abordera pas ici tous les palliatifs techniques existants,  on tentera plutôt de se situer par rapport à une invention technique conséquente, celle du fauteuil électrique.

On pourra aussi questionner le lien entre le fauteuil électrique et celui qui l’incorpore, ainsi que la concrétisation possible de déplacements physiques qui en résultent dans l’espace social.

1) solidarité technique et handicap

On le sait l’homme est un être inachevé dés sa naissance, et il est condamné à lutter sans cesse pour parvenir à se construire lui-même. La construction de soi implique indubitablement la construction de son corps. Le psychanalyste Didier Anzieu parle à cet effet du « moi-peau » qui soutient l’idée que le Moi se constitue à partir de l’expérience tactile.

Dès lors, on comprend très bien que l’homme qui possède une défaillance corporelle, se retrouve dans une situation existentielle un peu différente de l’homme valide. Il devra lutter davantage pour pallier sa défaillance ou son manquement physique, mais il devra parfois nécessairement le faire avec l’autre. Il y a des luttes qui ne peuvent pas se faire sans l’autre, d’où une solidarité nécessaire.

Dans son ouvrage intitulé « Le métier d’homme », Alexandre Jollien relate sa lutte quotidienne : « De bonne heure, l’existence s’est donc annoncée comme un combat. Les premières années de ma vie, je les ai vouées à la correction de la bête, à l’adaptation d’un corps rétif. La longue suite de ses dysfonctionnements exigeait mille efforts, faux mouvements, maîtriser les spasmes, éviter les chutes, atteindre le lendemain sain plus que sauf ».2

Il y a une solidarité sociale qui se fait dans l’urgence, sur le terrain, et qui consiste à soutenir physiquement le corps-handicapé, mais il existe aussi une solidarité technique qui se traduit par le soutien matériel du corps handicapé : c’est notamment le cas du fauteuil électrique qui garantit l’autonomie du corps-handicapé.

Seul avec un handicap, peut-on survivre ?  On connaît l’histoire de Robinson, qui seul sur son île, avec l’ingéniosité du monde civilisé et la bonne condition physique d’un homme dans la splendeur de son âge, fabriqua les moyens de sa survie, jusqu’à recréer un espace social et civilisé. J’aimerais savoir comment aurait fait Robinson avec un handicap moteur, sans soutien physique et technique. Il apparaît clairement que le soutien de l’autre est indispensable, s’il veut échapper à l’imminence de la mort. Pour le corps-handicapé, l’autre, ce corps valide, est le garant de sa survie.

2) Incorporation de la prothèse

Qu’est-ce que veut dire incorporer un fauteuil électrique pour un corps-handicapé ?

« Incorporer un fauteuil électrique, c’est pouvoir à la fois exister comme corps, trouver son geste, son espace et advenir comme sujet. »

Le fauteuil électrique conduit à une remécanisation artificielle du corps-démécanisé. L’objet  devient le prolongement artificiel du corps. D’après Jean Baudrillard, « S’il y a un saint pour tous les jours de l’année, il y  a un objet pour n’importe quel problème : le tout est de le fabriquer et de le lancer au bon moment ». Il existe donc un objet capable de répondre au problème du handicap. Ainsi, le fauteuil électrique redonne des possibilités physiques comme le déplacement, mais aussi le redressement, la prise de hauteur. Mais il demeure le problème suivant : c’est que le fauteuil électrique a tendance à s’anthropomorphiser. C’est-à-dire que l’on fait plus attention au fauteuil qu’au sujet, et que l’on a tendance à confondre le sujet humain dans l’objet : « la chaise roulante, la canne blanche, voilà ce qui saute aux yeux. Mais qui, avec virtuosité, utilise le fauteuil roulant, qui manipule la canne ? Le voit-on, veut-on le voir ? »3

Ainsi le corps-handicapé devient-il le corps-objet.

On peut l’observer assez nettement : le handicap amène à une remodélisation du corps, une réévaluation corporelle autre que celui du corps-valide, qui implique une approche différente de l’accès aux besoins primaires.

Dans le corps-handicapé, il se loge une impossibilité physique qui traduit paradoxalement un vouloir-faire supérieur à des corps valides qui tentent bien trop souvent de les conforter dans cette non-possibilité corporelle au lieu de les pousser à se dépasser. La solidarité technique renvoie ainsi à la défaillance de la solidarité sociale. « « Une organisation mécanique est souvent le substitut temporaire et coûteux d’une organisation sociale effective ou d’une adaptation biologique saine ». « Les machines ont en quelque sorte sanctionné l’inefficacité sociale ». « Dans notre civilisation, la machine, loin d’être le signe de la puissance et de l’ordre humain, indique souvent l’inaptitude et la paralysie sociale ».4

3) Déplacement du corps-handicapé

On le voit assez souvent : les ressources corporelles sont complètement écartées de la quotidienneté des gens. On utilise plus aisément sa voiture que ses pieds.  La modernité ne favorise pas l’expression physique du corps, elle a tendance à s’en défaire, ou la mobiliser pour des évènements et des lieux précis (boîte de nuit, rave party, gymnase club…). Disons plus simplement que le corps n’est plus d’usage spontané et naturel. Il est clair que si je dois aller faire des courses, je privilégierai ma voiture plutôt que mes jambes. Il est préférable de ne pas se fatiguer et d’éviter l’épuisement physique. On le sait, on veut se fatiguer de moins en moins, on veut faire un usage du corps réduit au plus simple, au moins expressif, car qui dit expression corporelle dit aussi fatigue musculaire. Les individus se transforment ainsi en infirmes dont le corps ne sert plus à rien sinon à leur gâcher la vie.5 Il me semble que dans un corps-handicapé, c’est tout le contraire qui se produit, il y a une tendance à vouloir privilégier le corps à la technique. La technique, c’est bien, cela peut favoriser la mobilité, mais sentir ses jambes, ses pieds, son corps qui bouge, qui marche, qui court, c’est tout de même plus intense et vivant. Le corps-handicapé le sait, il ne peut pas être ce corps mécanique dans son entièreté, ce corps plein de possibilités gestuelles, qui peut se déplacer seul dans l’espace, librement vers les hauteurs les plus inaccessibles. Mais, avec le peu d’ouverture physiologique dont il dispose, il se risquera à tout pour pouvoir toucher cette sensation de liberté que le corps produit. C’est ce qui fait la particularité du handisport. Lorsque l’on est condamné à ne plus pouvoir marcher avec ses jambes, alors on apprend à marcher avec d’autres membres, pourquoi pas aussi avec son cœur.

La technique, c’est ce qui va permettre au corps-handicapé de pallier à ses défaillances, à ses manquements, mais c’est surtout ce qui va permettre aussi d’appuyer, de renforcer les membres valides.

Dès lors, le corps-handicapé peut se remettre en marche, il peut commencer à devenir autonome, à se déplacer librement seul, sans le soutien de l’autre. Mais la réalité sociale va le rattraper : certes le fauteuil électrique permet de se déplacer librement, mais face à un espace sociale non adapté, il ne peut pour l’instant rien faire. Aujourd’hui, le corps-handicapé est le prisonnier de l’espace social. On remarquera, par exemple, qu’il existe toujours une réelle difficulté à se faire une place dans la ville. « Mais la circulation grandissante, l’encombrement de l’espace, amènent les voitures à envahir les trottoirs, à s’y garer, à prendre possession des petites places. Ils deviennent impraticables ou pénibles, contraignant le passant à emprunter la rue ou à se livrer à des contorsions pour passer »6. Mais lorsque le passant est dans l’incapacité moteur d’effectuer ces contorsions ou de passer par-dessus le véhicule, il se retrouve alors coincer, il ne peut plus avancer. La frustration est là, irrémédiable. La solidarité technique est certes intéressante en ce qui concerne le prolongement artificiel du corps handicapé, mais à quoi cela sert-il si cela devient impraticable dans la réalité. On a progressé dans les possibilités de déplacement du corps-handicapé, mais en ce qui concerne l’accessibilité, on a tendance à régresser, rien que par le fait de l’encombrement des voitures sur les trottoirs. « Cette ville-là manque de corps, ou plutôt elle fait du corps un outil encombrant, pénible, dont on se passerait bien »7. Les voitures bloquent le déplacement du corps-handicapé, et le peu d’accès qu’il connaît.

Conclusion

Pour conclure, je dirais que le discours social tend à vouloir normaliser le corps-handicapé, c’est-à-dire à faire en sorte que l’on reconnaisse le corps-handicapé comme égalitaire au corps-valide, notamment sur le plan professionnel. Il est juste de vouloir une telle égalité, à condition de ne pas tomber dans l’occultisme du handicap. Si nous voulons une égalité sociale, il faut avant tout insister sur une véritable solidarité plus sociale que technique. Car c’est l’ensemble des hommes qui peut faire avancer le problème de l’inégalité et de la discrimination. Il ne faut pas attendre après la technique pour réguler ce problème. On ne va pas attendre l’invention d’un fauteuil électrique capable d’enjamber les voitures sur le trottoir, de monter 4 étages. On doit avant tout privilégier les accès dans l’espace sociale, et cela passe avant tout par une prise de conscience individuelle : il faut apprendre des gestes utiles et solidaires, comme ne pas laisser sa voiture au milieu du trottoir, ne pas occuper une place réservée pour les personnes handicapées. La véritable solidarité passe avant tout par ces petits gestes quotidiens.

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[1] Le Corps, Descartes, le corps est une machine, Paris, Flammarion, 2002, p.53

[2] A. Jollien, Le métier d’homme, Paris, Seuil, 2002, p.18

[3] A. Jollien, Le métier d’homme, Paris, Seuil, 2002, p.33

[4] J. Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1978, p.177

[5] David Le Breton, Eloge de la marche, Métaillé, p.135

[6] Ibid.

[7] Ibid.

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