La mort initiatique. La littérature fantasy ou le retour des mythes

La mort est un thème littéraire récurrent. Cependant, ses représentations multiples divergent. Chez l’homme rationnel des sociétés modernes, la mort est essentiellement compris comme un processus biologique. L’homme moderne ne se sent absolument pas concerné par la dimension métaphysique ou religieuse de la mort. Heidegger parle à juste titre d’une esquive de la mort. Par contre, dans les tribus primitives, il en va autrement. La mort est davantage perçue comme le lieu d’une renaissance. Assurément, l’homme moderne maintient une représentation rationnelle de la mort. Et pourtant, la littérature — et plus particulièrement la littérature fantasy — nous offre une représentation toute différente de la mort, représentation qui se veut davantage proche de celle des sociétés archaïques.

La modernité nous a effectivement conditionnés, et plus particulièrement depuis le cogito cartésien, à nous replier sur nous-mêmes, chacun dans son individualité solitaire en oubliant les valeurs fondamentales qui ont été celles de l’humanité archaïque depuis des millénaires. Au moment où le modèle prométhéen est devenu dominant à travers le monde, on pouvait estimer que les valeurs communautaires qui ont régi l’expérience transcendante des rites initiatiques étaient sérieusement en péril. C’est ce qui a incité Mircea Eliade à parler d’une « disparition de l’initiation ». Il est vrai que seules les rares tribus primitives, qui perdurent encore ici et là dans le monde, sont parvenues à conserver intactes ces traditions mythologiques nécessaires à la cohésion et à la survie du groupe.

Dans ce cas présent, comment pourrions-nous expliquer que nos groupes sociétaux actuels puissent continuer à survivre eux aussi alors que l’essence même de leur nature divine semble avoir disparu dans les relations sociales ? Celles-ci ne semblent plus définies autrement que d’une manière totalement dénuée du sacré, sur le mode d’une consommation permanente des personnes et des objets. Les enjeux qui se cachent derrière les pratiques inculquées et essaimées par la société moderne sont autant économiques que cratophiles puisque tout ce à quoi tendent les différentes institutions que sont la famille, le monde de l’éducation, le monde de l’entreprise, l’état, est de pouvoir séparer les individus les uns des autres de manière subtile et invisible afin d’exercer un contrôle insidieux et permanent sur leur mode de vie et ceci afin de pérenniser leur existence.

Malgré tout, ce qui semble être ne représente pas forcément la réalité de la vie quotidienne car ce que les institutions organisent d’un côté, les individus le désorganisent de l’autre et ce d’une façon quasiment inconsciente mais néanmoins bien réelle. Mircea Eliade a bien insisté sur le fait qu’il est difficile de désacraliser totalement l’homme. S’il est vrai que la sécularisation remporte un succès certain, il demeure néanmoins des sentiments religieux ici et là que l’on peut observer à travers de nombreux phénomènes culturels. « Mais aucun homme normal ne peut être réduit à son activité consciente, rationnelle, car l’homme moderne n’a pas cessé de rêver, de tomber amoureux, d’écouter de la musique, d’aller au théâtre, de voir des films, de lire des livres — bref, il ne vit pas seulement dans un monde historique et naturel, mais aussi dans un monde existentiel, privé, et dans un univers imaginaire ».[1]

L’être humain a fondamentalement besoin de se relier à des groupes d’appartenance pour se sentir exister et à travers eux vivre une existence transcendée. La modernité qui s’est développée depuis Descartes avec le développement de l’idée de l’ego « über alles » n’a fait qu’amenuiser siècle après siècle l’idée de rassemblement spirituel et mystique des individus. Pourtant à l’heure actuelle, on assiste à l’expansion de multiples « tribus postmodernes » (Michel Maffesoli) qui souhaitent voire perdurer cette cohésion sociale assurée par un imaginaire vécue en commun. L’être-ensemble se manifeste par de nouveaux biais, grâce aux nouvelles technologies (NTIC) et mute en même temps que mute la société. La forme change mais l’envie de sacraliser tel ou tel objet, devenant alors objet de culte, demeure présente, et ce plus que jamais. Internet en est une preuve flagrante car cette nouvelle forme de communication est totalement ingérable par les institutions, au plus grand dam de celles-ci d’ailleurs. Les groupes d’appartenance qui se créent à chaque clic ne peuvent être maîtrisés. Comment contrôler quelque chose de si vaste, de si changeant, de si mouvant ?

Ce qui est intéressant d’observer à travers ces nouvelles formes de socialisation, c’est bien la résurgence des thèmes initiatiques. La conception prométhéenne du monde s’essouffle. Une « zone de haute pression imaginaire » semble surgir. Les individus sont envahis par une véritable explosion des images qui marque la fin du règne de l’homme rationnel. C’est la société du spectacle ou encore la société de consommation qui s’impose et bouleverse les représentations du monde. Dans tous les cas, ce que l’on constate, c’est l’absence d’une conception homogène du monde. La mort n’est pas qu’un simple processus biologique. D’autres représentations véhiculés par cette « explosion des images » la définissent.

Seigneur des anneaux complet 2La littérature fantasy réintègre ainsi une conception initiatique de la mort à travers des récits devenus mythiques, tels que Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, Le monde de Narnia de C.S. Lewis, Harry Potter de J.K. Rowling. Ces histoires ont toutes comme point commun de décrire et raconter la quête initiatique d’un jeune néophyte qui doit apprendre à se connaître par le biais d’expériences qui le mèneront toujours plus près de la mort afin de renaître à une existence nouvelle. Pourquoi ces histoires qui existent sous de multiples formes depuis la nuit des temps, ont-elles un impact aussi considérable encore aujourd’hui ? C’est bien qu’il y a une demande de la part des individus de vouloir se reconnaître dans ce genre de héros qui parvient à affronter la mort.

Nous avons besoin de vivre, même par procuration, ces rites initiatiques. Le risque de la mort donne le goût de la vie. Pour supporter l’idée d’être en vie et l’idée qu’un jour nous mourrons, nous avons tous besoin de nous accrocher à des récits mythiques qui transforment des gens ordinaires en personnages extraordinaires. Nous avons besoin de mettre des masques représentant des super-héros capables de dépasser l’idée de la mort. L’illusion est là mais elle est belle. Autrefois, la religion n’était pas autre chose que cela. Aujourd’hui cette religiosité n’est plus exclusive aux institutions religieuses mais se vit à travers des mondes fictionnels qui prennent de plus en plus d’importance dans la vie quotidienne. Et les nouvelles technologiques ne sont un succès que par cette recherche de l’expérience initiatique où l’individu lambda, coincé dans son corps et dans sa vie, va pouvoir se libérer de ses chaînes pour accéder à une vie nouvelle plus authentique et plus assumée. Le paradoxe est de devoir mettre un masque, ou se glisser dans la peau d’un personnage pour se révéler à soi-même. Les tribus primitives ne font pas autre chose que cela en rejouant les mythes cosmogoniques afin d’apprivoiser l’idée de la mort et de s’en servir pour démultiplier l’existence terrestre qui n’est plus subie mais devient divinisée, sacralisée. A travers la littérature fantasy, la mort n’est plus simplement synonyme de fin, d’anéantissement mais de changement d’un état temporel à un état d’immortalité. Devenir un mythe vivant, une sorte de Harry Potter bravant toutes les expériences douloureuses de la vie et d’en sortir encore plus grand et plus fort.

Mais que serait une tribu primitive qui transcende le quotidien et notre fin inévitable sans le chaman pour la guider et lui donner de la force ? Que serait le jeune Harry Potter sans le professeur Dumbledore ? Dans notre société aussi, nous avons nos chamans qui relient la terre et le ciel, les individus au divin par le biais par exemple de la musique. La figure de Michael Jackson n’est pas autre chose que cela. Une figure christique, chamanique, remplie de dons, de potentialités symboliques. L’empreinte de Michael Jackson en chacun de nous, à l’heure même où il nous a quittés, est encore plus prégnante car de légende vivante, il est passé au rang de mythe absolu, universel et éternel. Plus aujourd’hui qu’hier, nous avons besoin de figures telles que Michael Jackson[2] pour poétiser et transcender les conditions tragiques de notre existence. Une sorte de personnage hors normes se donnant corps et âme à son œuvre pour en faire profiter le plus grand nombre afin que tout un chacun parvienne par là à mieux vivre avec soi-même et peut-être même devenir l’exemple à son tour, à son niveau. Une sorte de gigantesque chaîne d’union entre les hommes.

Tous ces biais existants à l’heure actuelle qui permettent de vivre une expérience collective ne peuvent que nous faire prendre conscience du besoin intrinsèque de l’homme de dépasser sa condition humaine, quelque soient les formes et les époques concernées. Quoiqu’il arrive, l’homme, d’une façon ou d’une autre, parvient toujours à exprimer ce besoin de transcendance, d’initiation sacrée qui le mène au stade d’une vie pleine et éclairée.

L’imaginaire initiatique qui semble donc se dessiner dans nos sociétés contemporaines réactualise ainsi l’épreuve ultime de la mort comme possibilité de l’impossibilité, comme ouverture à la renaissance. C’est la figure héroïque de l’initié qui subit cette épreuve et interpelle l’homme. C’est le jeune Bilbo Baggins qui doit descendre au fond d’une grotte pour y affronter ses peurs les plus tenaces, ou Frodo dans le Seigneur des anneaux qui survit à un profond coma provoqué à la suite d’un coup d’épée, ou encore Harry Potter qui rencontre la mort en la personne de Voldemor dans la forêt interdite, lieu, ô combien rituélique et sacré.

Il faut rappeler que tout rite initiatique organise une transition entre deux stades, qui induit un changement de personnalité devant être signifié par des comportements ou des accessoires symbolisant le nouveau stade atteint. Une nouvelle peau pour un nouvel être. Le profane qui se fait initié se retrouve en état de régression pour renaître à nouveau. Le rite est un passage obligé de la vie profane à la vie éclairée. C’est pour cela que la mort joue un rôle si important dans cette étape transcendante puisqu’elle est le symbole le plus fort d’un changement radical de niveau d’existence. Ce qui prime est ce sentiment de non-retour à la vie profane que la mort symbolique de l’expérience initiatique induit. C’est une mue irréversible.

C’est en adoptant les codes de son nouvel état de conscience que le jeune initié pourra être reconnu parmi ceux qui, avant lui, ont vécu l’expérience initiatique et constituent le groupe ayant contribué à son accomplissement. Ils l’accueilleront désormais dans l’enceinte sacrée de son nouvel espace de réflexion. Cet espace implique un cheminement progressif, demande du temps, de la patience et du travail afin d’accéder aux connaissances, aux mystères qui sont cachés des individus ordinaires, parce qu’ils régissent et participent à la poursuite de la bonne marche de l’univers. Les fils invisibles tissés par les règles immuables du fonctionnement de tout système profane et sacré, social et animal, humain et divin, apparaissent alors petit à petit aux yeux ou mieux, à la conscience de l’apprenti initié. L’initiation en elle-même comporte plusieurs stades qui, joués et rejoués par la communauté investie, participera à l’avancement de l’ensemble de la société dont est issue cette communauté.[3]

Dans les sociétés primitives, les initiés demandent au néophyte de respecter des règles l’éloignant des souillures et des impuretés passées pour se différencier des profanes. C’est par ces gestes-là que le rite initiatique débute et en se mettant à l’écart du monde, le néophyte peut alors espérer se retrouver dans l’entre-deux mondes afin de pouvoir accéder au niveau supérieur. Passage de la vie à la mort mais aussi pourrait-on dire de la mort à la vie en ce sens où la mort est le non-éveil du futur initié et la vie la prise de conscience de ce qui l’entoure et l’influence.

La vie profane est en quelque sorte gâchée et souillée par le temps qui, par son influence, empêche l’être de se développer correctement et en toute conscience de ses potentialités. Le profane, inquiet du temps qui passe, use petit à petit son corps et blase son esprit et ne peut alors s’élever au-dessus de sa condition pour se réaliser pleinement. Il lui faut un changement profond comme la mort sous forme initiatique pour se détacher de son ancienne vie et accéder à une existence nouvelle, riche de possibilités. Une existence profane sans transformation symbolique revient à être une vie dénuée de toute valeur temporelle qui ne peut être que gâchée et inutile. La vie après la mort de l’existence profane permet de donner à l’individu une chance de sortir de sa condition humaine afin d’accéder à une condition reliée au cosmos, hors du temps, en d’autres mots une condition divine et immortelle à l’image des dieux mythiques. Le passage de la vie profane à la vie mythique doit se faire par un principe de régénérescence, de renaissance. Et pour ce faire, la mort sous une forme symbolique est indispensable. Le ventre du monstre comme symbolique forte de la mort initiatique est un retour aux sources, à la matrice originelle, une sorte de régression salvatrice qui permet de revivre le chaos originel afin d’en faire échapper la lumière qui permet à l’humain profane de devenir un homme nouveau, un être divin sorti de la roue du temps et revivant l’existence cosmogonique de l’univers. Cette sorte de cabinet de réflexion que représente le ventre du monstre engloutissant les êtres humains, leitmotiv empreint de sens, que l’on retrouve dans plusieurs histoires mythologiques, bibliques ou même échappé de l’univers des contes tels que Pinocchio, est un puissant symbole de régénération spirituelle et existentielle. C’est la seconde chance accordée à l’humain pour renaître à une vie lumineuse, signifiante et prégnante, à une condition supérieure mystique, hiérophanique[4] et clairvoyante.

Une fois régurgité par le ventre, l’homme en sort plus fort, plus sage et grandi par l’expérience initiatique du chaos et des ténèbres qu’il vient de vivre. solution-final-fantasy-7-mort-d-aeris-001Retourner à la matrice pour ressusciter, tel Orphée sorti des Enfers. Dans cette vision de la mort comme changement et élévation de soi, la notion de sagesse et de force est rapprochée de l’expérience initiatique régressive car c’est à l’état embryonnaire, où tout est remis à zéro que les véritables épreuves qui attendent le néophyte vont lui ouvrir la voie à la connaissance des mystères, sacrés et cachés, de la vérité et de la sagesse. En poussant l’esprit et le corps dans leurs ultimes retranchements, les épreuves obligent l’humain à dévoiler sa véritable nature profonde et à trouver sa propre folie. Il n’y a que par ce biais que l’humain pourra se délivrer de ses entraves profanes et accéder à une dimension supérieure de vie. La mort devient alors source d’inspiration pour les chamans et les expériences chamaniques se centreront sur cette idée de « Nuit cosmique » du chaos et du retour à la création. La sensation de folie, voire mieux l’expérience de la folie et des ténèbres, donne la possibilité au profane de se séparer de toutes les souillures passées, d’éloigner l’inutile, le terrestre, le superflu et d’accéder à une dimension cosmique inégalable. De la glaise naît l’œuvre d’art, du néant provient la lumière, de la chrysalide profane s’envole le papillon cosmogonique, de l’enveloppe insensée se détache l’artiste pur. La créativité apparaît alors dans la pleine puissance de son existence comme une force à part entière incarnée par un nouveau divin révélé à lui-même après un voyage au plus profond des entrailles de la Terre-Mère. En laissant derrière soi l’inauthentique, on se révèle à soi en tant qu’être pur, sage et connaissant. La mort devient une porte à franchir  pour continuer l’expérience du divin.

Dans de nombreuses religions et références spirituelles, l’idée de sortir du corps d’un être divin, d’un monstre ou d’une personne inspirée est récurrente pour exprimer le rite de passage initiatique qu’est la mort afin d’accéder à cette conscience de soi qu’est la vie divine. Cette vie divine  que l’on peut expérimenter finalement sur terre, dans le monde profane, par ces expériences de mort symbolique, révèle l’ambivalence sacrée, incommensurable et emblématique de la condition humaine. Sacré et profane s’interpénètrent continuellement dans l’existence vécue du néophyte qui devient ainsi sujet connaissant et conscient de soi au fil de multiples expériences de rites initiatiques où la mort et la vie se succèdent constamment au sein même de l’être humain/divin.

Parvenir à un nouveau niveau d’existence, voilà ce que chacun à sa façon recherche. La seule façon efficace d’y parvenir est de mourir inlassablement pour revivre et accéder à un monde divin fantasmagorique rejouant la création de l’univers tel le Phoenix renaissant de ses cendres dans un mode de régénération perpétuelle, améliorée, embellie par la force de la connaissance et par la douleur de la folie. « La non-mort, l’immortalité doit être conçue alors comme une situation limite, situation idéale vers laquelle l’homme tend de tout son être et qu’il s’efforce de conquérir en mourant et en ressuscitant continuellement ».[5]

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[1] Mircea Eliade, La nostalgie des origines, Paris, Gallimard, coll. folio essais, 1996, p. 13-14.

[2] La mort du chanteur Michael Jackson, le 25 juin 2009, suite à une overdose médicamenteuse, a suscité un émoi considérable. Jamais la mort d’une star n’aura généré autant d’effervescences. Ce sont des milliers de fans un peu partout dans le monde qui rendent hommage au « roi de la pop » en déclarant leur foi sur Internet, en organisant des Flash Mob (foule éclair) où les fans viennent danser dans la rue et reproduire les chorégraphies de l’artiste. Toute une atmosphère mythique, voir christique, s’est dessinée autour de la mort de Michael Jackson.

[3] Cf. Bruno Etienne, L’initiation, Paris, Dervy, 2002.

[4] Mircea Eliade emploie le terme de « hiérophanie » pour traduire la manière dont le sacré se manifeste. « C’est toujours le même acte mystérieux : la manifestation de quelque chose de « tout autre », d’une réalité qui n’appartient pas à notre monde, dans des objets qui font partie intégrante de notre monde « naturel » et « profane » ». Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, coll. folio essais, 1991, p. 15.

[5] Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, coll. folio essais, 2005, p. 279.

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