La construction mythologique de la réalité

Le succès d’Harry Potter n’est pas sans rappeler une certaine remagification du monde. La modernité avait cru bon d’hyperrationaliser la vie sociétale en lui enlevant ses instincts vitaux, ses croyances religieuses et mythiques. Le rythme imposé par le modèle prométhéen ne permet pas à l’homme de s’arrêter et de prendre le temps de méditer sur le sacré, d’en approcher, ni de s’en laisser imprégner. La désacralisation de l’univers humain commence par l’évincement du temps consacré à la recherche du sacré. La possibilité d’ouverture d’un temps de loisirs (cinéma, littérature, sport) va permettre aux individus de retrouver du temps pour le sacré. Avec les loisirs, les gens se sont réappropriés un temps consacré au sacré notamment à partir d’œuvres fictionnelles comme Harry Potter.

Il est bien évidemment difficile de saisir la relation entre le sacré et la littérature. Comme nous l’avons dit précédemment, la modernité s’est efforcé à vider le sens que l’on accorder autrefois à la notion de sacré. Celle-ci semble définir l’expérience religieuse et son rapport avec la littérature ne semble pas aux premiers abords pertinent. Au contraire, on serait même tenter d’y voir une plaisanterie de mauvais goût. Effectivement, si l’on s’en tient aux critères de l’homme chrétien, la littérature est essentiellement une activité profane et relève du divertissement. Par contre, si l’on suit les travaux de Mircea Eliade, on peut comprendre l’expérience religieuse au-delà de sa définition chrétienne. Pour Eliade, le sacré traduit surtout une sortie du temps historique.

« Eliade semble appréhender qu’une expérience est religieuse quand elle projette l’homme hors de son univers terrestre ou de sa situation historique, et le transporte dans un univers entièrement différent par sa qualité, un monde transcendant et sain ».[1]

eliade L’originalité de l’œuvre d’Eliade se situe dans son refus de croire à une totale désacralisation de l’univers humain. L’homo religiosus est une réalité totale de l’homme qui ne peut être supprimé. Mythes, symboles et images religieuses continuent à inonder la vie sociale sous une autre forme, celle de l’expérience imaginaire. C’est en ce sens qu’Eliade a montré la permanence du sacré et du mythe à travers la littérature et le cinéma. Ces derniers reprennent d’ « innombrables motifs mythiques ». Eliade a aussi insisté sur la fonction mythologique de la lecture. Cette dernière remplace le rôle des récits mythiques dans la construction sociale de l’individu et permet à l’homme contemporain une « sortie du Temps ». La lecture d’Harry Potter est en ce sens significative. Elle reflète pour l’homme la possibilité de transcender sa propre existence profane et historique. La lecture perpétue le rôle joué autrefois par les mythes dans les sociétés archaïques. Et c’est précisément dans cette direction que nous souhaitons comprendre la manière d’être des fans d’Harry Potter qui reconfigure un retour des mythes dans la vie quotidienne. La fiction s’entend alors comme ce qui va modifier la réalité sociale, lui attribuer un ordre symbolique, un sens sacramentel.

La résurgence des thèmes initiatiques

Ces dernières années, nous avons assisté à un engouement manifeste pour la littérature fantasy accompagnée par de nombreuses adaptations cinématographiques : le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien, le Monde de Narnia de C.S. Lewis, A la croisée des mondes de Philip Pullman, et plus spécialement Harry Potter de J.K. Rowling. Ce type de littérature inclut des genres stylistiques assez différents. La fantasy désigne un genre littéraire qui trouve ses sources dans les mythes, le folklore légendaire, les contes de fées. Il est intéressant de remarquer que dans la plupart de ces récits se retrouve le même scénario initiatique.

« Le désir de déchiffrer des scénarios initiatiques dans la littérature et dans l’art (peinture, cinéma), dénote non seulement une revalorisation de l’initiation en tant que processus de régénération et transformation spirituelles, mais aussi une certaine nostalgie pour une expérience équivalente. On sait que les initiations dans le sens traditionnel du terme ont disparu depuis longtemps en Europe ; mais on sait aussi que les symboles et les scénarios initiatiques survivent au niveau de l’inconscient, surtout dans les rêves et dans les univers imaginaires ».[2]

L’histoire d’Harry Potter présente toutes les caractéristiques d’un scénario initiatique. Est-il nécessaire de rappeler que l’initiation traduit le passage du profane au sacré par un ensemble d’épreuves. Au début du récit, Harry est un jeune garçon anonyme, quasi-inconsistant. Orphelin (ses parents sont morts peu après sa naissance) il est élevé par un oncle et une tante qui le méprisent. L’auteur insiste sur ce point pour monter combien l’existence d’Harry Potter est insignifiante, absurde et contingente. Mais un beau jour, c’est la révélation : un être surnaturel vient lui annoncer qu’il est en fait un sorcier. Il lui propose de suivre une voie initiatique qui lui permettra de passer du statut d’être-dans-le-profane à celui d’être-dans-le-sacré. Le moldus qu’il était va disparaître pour laisser place au sorcier qu’il désire être au plus profon de lui-même.

L’initiation des sociétés primitives est un modèle mythique qui permet de préparer spirituellement l’individu à son devenir social. C’est un processus graduel qui forge l’homme dans le temps. L’objectif est de le transformer radicalement pour en faire un homme complet, capable de faire face à toutes situations de l’existence humaine. L’initiation est véritablement une école de la vie, au sens nietzschéen, où l’on apprend que « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ».

Plusieurs passages dans la saga relatent des épreuves qui ne sont pas sans rappeler l’initiation dans les sociétés primitives : dans Harry Potter à l’école des sorciers, Harry pénètre dans la forêt interdite et y rencontre Voldemort, seigneur des ténèbres, la mort en la personne. Comment ne pas faire le lien avec l’épreuve symbolique de la mort dans l’initiation primitive, lorsque le jeune néophyte doit séjourner au cœur de la brousse ! Il faut rappeler que dans de nombreuses sociétés archaïques, la brousse est le lieu par excellence où le néophyte subit l’épreuve de la mort initiatique ou encore le lieu où les mythes fondateurs lui sont révélés. « Généralement ils apprennent dans la brousse une langue nouvelle, ou au moins un vocabulaire secret, accessible aux seuls initiés ».[3]

L’initiation comprend également tout un ensemble de sentiments directement liés à ce que l’on éprouve habituellement devant l’existence humaine. Le doute est bien souvent le premier sentiment qui submerge le jeune néophyte. Face à l’appel de l’aventure, il hésite entre attirance (fascinans) et répulsion (tremendum). Il aimerait connaître ces mondes inexplorés qui lui tendent les bras, mais il est trop attaché à son univers douillet pour oser le quitter. Partir vers un monde inconnu présente à ses yeux un risque démesuré : celui de ne jamais retrouver la sécurité de son monde bien connu.

« Ainsi, au fil de ses aventures dans le monde des sorciers, Harry, comme tout adolescent, connaît des moments de doute, durant lesquels il est submergé par un sentiment d’abandon, d’impuissance ou de vulnérabilité, et des moments de triomphe, lorsqu’il vainc ses peurs et se découvre des capacités insoupçonnées, comme son don pour le Quidditch ».[4]

Chaque épreuve rencontrée apprend ainsi à Harry à se connaître lui-même : il comprend peu à peu les liens qui l’unissent à ce modèle mythique représenté par le monde des sorciers. Dans le même ordre d’idées, Eliade a pressenti qu’il n’était possible de comprendre nos structures sociales que si, et seulement si, nous avions la possibilité de connaître les phases archaïques de l’expérience religieuse. L’initiation des sociétés primitives incarne une des expériences primordiales de l’homo religiosus, et c’est une telle expérience que nous retrouvons à travers la figure d’Harry Potter.

Choixpeau-harry-potterLe thème de l’initiation est bien présent à travers la fantasy et Harry Potter pour sa part se présente comme le prototype du héros mythique. La plupart des récits de ce type révèlent un imaginaire initiatique fortement ancré dans le quotidien des individus. Et tout individu éprouve, à la lecture de ces récits, le désir d’épouser l’expérience initiatique du héros, Un tel désir est répertorié dans la mesure où la société de consommation offre à quiconque les moyens de s’identifier à tel héros issu de l’imaginaire initiatique, et lui donne aussi la possibilité de recréer un tel univers imaginaire. Il m’est par exemple possible d’acheter l’écharpe ou la baguette magique d’Harry Potter et ainsi de m’identifier à lui. Les valeurs incarnées par Harry Potter font désormais partie intégrante de mon monde quotidien.

De même que l’homme archaïque imite le comportement des héros mythiques, de même les fans d’Harry Potter expérimente le même procédé en s’identifiant à leur héros. Et les nouvelles technologies vont venir amplifier les possibilités d’une telle projection-identification…

La technique au service de la fiction

Internet offre la possibilité de jouer avec son identité, de la modifier voire de la multiplier. N’importe qui peut naturellement et librement s’identifier à un être fantastique ou à une star. Il n’en demeure pas moins que la virtualité du Net offre bien d’autres manières de jouer sur l’identité. Lorsque vous créez votre profil sur une plateforme comme Facebook, il vous est possible de construire votre identité par rapport à un être fantastique comme Harry Potter. Sur ces nouvelles plateformes sociales, il m’est bien sûr permis d’exprimer séparément les multiples facettes de mon identité propre. Qui plus est, il est même possible de donner une crédibilité à ce que je ne peux pas être dans la vie réelle. Le masque est précisément ce qui permet à tout un chacun de créer sa propre identité, aussi paradoxale soit-il.

Sur Facebook, dès lors que l’internaute ne joue pas le jeu des reliances virtuelles, il ne se passe rien : le profil s’annule automatiquement. De fait, mon profil existe parce qu’il est relié à d’autres profils, afin de constituer une communauté virtuelle (une tribu postmoderne) qui valide socialement le profil que je me suis créé. Ainsi, la création d’un profil Harry Potter implique une connexion permanente avec d’autres profils qui valident mon jeu d’identité. Sur Facebook, je jouerai à être Harry Potter, et ce jeu d’identité deviendra effectif lorsque les autres s’adresseront à moi en tant qu’Harry Potter. Masques et Avatars viennent conforter l’idée que mon identité dépend moins d’un formulaire administratif qu’un modèle mythique. Le masque est ce qui assure ma possibilité d’être. « Devenir ce que l’on est » implique de se risquer au jeu des masques.

Comme on vient de le voir, l’internaute devient ainsi membre d’une tribu postmoderne, fondée sur une loi horizontale (loi des frères) et non plus une loi verticale (loi du père) comme c’est le plus souvent le cas dans la socialisation primaire (Famille, école). A travers ses identités en ligne, l’individu se construit sur le mode d’une socialisation secondaire qui peut, par exemple, avoir pour base un imaginaire initiatique. Il est intéressant de remarquer que lorsqu’une communauté virtuelle se massifie trop intensément, elle se dissout et laisse les internautes reconstituer des communautés plus souples.

« Initiation à de nouvelles formes de générosité, des solidarités en minuscule qui n’ont plus rien à voir avec l’Etat providence et sa vision surplombante. Si, comme l’indique Hélène Strohl, « L’Etat social ne fonctionne plus » (Albin Michel, 2008), c’est bien parce que c’est à la base, dans le cadre communautaire et grâce aux techniques interactives que se diffuse l’entraide sous toutes ses formes. Curieux retour à un ordre symbolique que l’on avait cru dépassé ».[5]

Les nouvelles technologies permettent de réintégrer, non seulement un imaginaire initiatique, mais aussi la logique sociale des sociétés archaïques. Les fans du Seigneur des anneaux ont très bien compris l’opportunité des réseaux virtuels comme meilleurs outils pour constituer une véritable communauté de l’anneau, capable de perpétuer l’« ordre symbolique » instauré par Tolkien. Ces fans qui restent connectés entre eux ont, entre autres, favorisé l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Tolkien.

Les fans d’Harry Potter pour leur part se retrouvent sur le Net afin d’échanger émotions et révélations. La relation sociale se constitue ici autour d’une passion commune pour un imaginaire, qui prend une véritable importance grâce aux capacités de mémorisation dont disposent les nouvelles technologies. Harry Potter ne sera jamais un simple objet de consommation jetable et qu’on oublie. La communauté qui s’est organisée autour de cette figure imaginaire est plus forte et solide qu’on ne le pense car elle s’appuie sur un mode de communication qui permet l’intensité et la conservation des échanges. Internet offre la possibilité de dupliquer à l’infini certaines données stockées. Le simple témoignage d’un fan sur un site web peut atteindre des proportions démesurées à force d’être dupliqué à l’infini. « Les chats, blogs et réseaux sociaux sont ainsi des espaces de répétition ; on repère parfois le même message dupliqué des dizaines de fois par le même internaute ».[6] Le mode de communication du Net peut ainsi accroître la diffusion d’un imaginaire, en augmenter même la rapidité de transmission, et lui conférer ainsi une portée égale voire supérieure aux diffusions des institutions surplombantes. Le buzz se comprend alors comme une énonciation souterraine pouvant dépasser largement toute énonciation officielle ou institutionnelle.

L’identification au héros mythique

En parcourant les aventures d’Harry Potter, le fan ne peut s’empêcher de vouloir s’identifier à son héros, à reproduire un tel univers mythique dans sa vie quotidienne. Comment procède-t-il ? Il existe des lieux, comme le monde du travail, où les règles ne permettent pas d’introduire un tel imaginaire fantastique. Cela se fait alors plus discrètement, avec un stylo, un t-shirt ou une montre qui portent les couleurs de la saga Harry Potter, par exemple. Un tel succédané fait encore penser aux gri-gri de l’homme archaïque.

Le fan est donc celui qui cherche avec constance à s’identifier à un héros mythique quand bien même l’espace où il se situe ne l’y convie pas ; il se contente alors d’objets discrets, afin d’entrer en transe sans se faire remarquer. Or, son désir le plus ardent est bien évidemment l’identification totale en ce qui concerne les apparences. Le moyen le plus efficace est à coup sûr la mode : un chapeau de sorcier, une cape et une baguette magique et me voilà apprenti sorcier à mon tour, à la manière d’Harry Potter. On se doute qu’il est difficile et périlleux de se rendre à son travail déguisé ainsi ! Mais il importe de comprendre qu’une telle identification totale procure un bien-être incommensurable dans la mesure où l’individu intègre pleinement les valeurs que véhicule le héros au sein même de ses aventures. La mode, c’est la possibilité de devenir soi-même cet être fantastique. Ce qui m’importe, c’est d’intégrer les valeurs qu’il incarne et qui me permettent à mon tour de devenir héroïque dans ma vie quotidienne. On le voit bien, l’identification au héros implique une incorporation complète d’un univers mythique ou fictionnelle.

lacanLa psychanalyse nous éclaire également au sujet de l’identification, ou ce qu’elle nomme plus subtilement le transfert. Jacques Lacan s’est beaucoup intéressé au rapport entre paranoïa et structure de la personnalité. Pour lui, la paranoïa révèle la méconnaissance de Soi et de l’autre : on se connaît mal, on connaît mal autrui, car, en tant que paranoïaque, on se refuse à savoir ce qui nous constitue subjectivement. Quant à la personnalité, elle est un masque qui repose sur du vide. En fait, le paranoïaque est celui qui refuse l’évidence de ce vide. Pour Lacan, nous ne possédons pas une personnalité. L’être humain est une personnalité. Existe en lui un irréductible noyau de folie. Tout homme est condamné à être fou de manière existentielle, dans la mesure où il ne peut qu’ignorer ce noyau de folie qui le constitue. Le fou serait donc celui qui refuse la folie qui le fait être. Chez Henri Wallon, le stade du miroir est le moment du développement psychique de l’individu où celui-ci parvient à faire la différence entre le Moi et l’autre. Pour Lacan, il faut comprendre que l’homme naît mythiquement comme un étant prématuré. Le stade du miroir est l’épreuve où l’homme réalise cet état. Pour dépasser ce drame, il est contraint de produire une « précipitation » par laquelle il anticipe la maturation de son propre corps notamment parce qu’il se précipite dans l’image de l’autre située face à lui. D’où l’aliénation à l’autre. Le stade du miroir, au sens lacanien, est à rapprocher du processus initiatique des sociétés primitives où le néophyte doit assumer son incomplétude. Car c’est à travers sa propre mort symbolique et à travers l’image idéale de l’autre (être fantastique) qu’il pourra se constituer comme un homme complet.

L’identification au héros est donc une des étapes primordiales de tout rite initiatique. L’essentiel étant de retrouver un sens magique au monde. Eliade a bien mis en évidence la manière dont l’homme archaïque reproduit dans sa vie quotidienne les gestes du héros mythique. Chaque activité profane est ainsi orientée par un geste sacré et mythique : chasser revient par exemple à perpétuer le geste inauguré par tel héros civilisateur et non à chasser simplement pour chasser. L’identification au héros est un des éléments clefs de la construction mythologique de la réalité.

Les sociétés ont besoin de mythes et de rites

Si les individus écoutent avec autant d’attention et d’émotion les histoires fabuleuses d’Harry Potter, c’est bien qu’ils en ressentent un besoin prégnant et profond pour eux-mêmes. De telles histoires répondent effectivement à un besoin supérieur inhérent à tout à chacun, et ne peuvent laisser indifférent. Il est certes vrai que les scénarios initiatiques ne sont plus légitimes dans la vie fonctionnelle depuis longtemps, mais il n’en demeure pas moins qu’ils viennent nourrir la vie souterraine où l’imaginaire, le corps et l’émotionnel sont des valeurs saines et efficaces aux yeux des individus. Il faut ainsi reconnaître, comme l’a fort bien montré Gilbert Durand, que l’imaginaire est fondamental dans la construction sociale d’un individu, et que l’on ne peut en faire l’économie. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les scénarios initiatiques ont perdu leur légitimité dans la vie fonctionnelle, qu’ils sont réduits à subsister à travers des « motifs littéraires », cinématographiques, ou encore virtuels. Le folkloriste russe Vladimir Propp fait la même remarque dans son étude morphologique sur les contes populaires. En effet, le conte de fées possède bien une structure initiatique. La quête du jeune héros ou les péripéties familiales d’un petit garçon peuvent, en effet, être compris à partir d’une même base narrative qui répète, plus ou moins dans l’ordre, les séquences anthropologiques d’un rite initiatique. Dans tous les cas, les hommes ont depuis toujours apprécié la lecture ou l’écoute de ces scénarios initiatiques, même lorsqu’ils ne parviennent pas à les vivre au quotidien. L’homme, aussi athée soit-il, a besoin d’entendre le psychodrame que révèle chaque scénario initiatique.

La littérature, le cinéma, ou encore les jeux vidéo, offrent des moyens culturels où il est possible de transmettre autrement un message mythologique ou religieux. Les éléments constitutifs de l’initiation se retrouvent donc sous de nouvelles formes. Il convient d’être attentif à ces expressions culturelles car elles pourraient éventuellement révéler des mythologies d’antique mémoire. Cette observation nous paraît pertinente pour mieux comprendre les contours de notre époque que le sociologue Michel Maffesoli nomme « postmodernité ». Celle-ci peut effectivement s’entendre comme la manifestation constante d’éléments mythiques ou archaïques dans un univers désacralisé et technologique qui se veut dénué de tout sens symbolique. La saga Harry Potter témoigne d’un tel retour des mythes.

« Le succès de l’apprenti sorcier est là pour rappeler que sur la longue durée, les sociétés ont besoin de mythes. Elles les créent, les recréent ou se nichent dans ceux qui, sous des formes diverses, ont toujours existé ».[7]

La particularité de l’homme moderne c’est qu’il n’a pas à subir d’initiation, contrairement à ce qui se passe dans la majorité des sociétés archaïques. L’homme occidental vit sans se soucier de la tradition initiatique. L’Etat se présente comme la seule instance possédant le pouvoir de légitimer les différentes étapes de la vie sociale d’un individu. Le passage à l’âge adulte correspond par exemple à la majorité civile (qui, en France, s’obtient à l’âge de 18 ans). Ce passage s’effectue par une simple procédure administrative. Aucune épreuve physique n’est exigée ; nul besoin d’un rite initiatique pour assurer un tel changement de régime existentiel.

La position de Mircea Eliade ne se situe pas tout-à-fait dans l’affirmation de la disparition de l’initiation, même s’il l’évoque à maintes reprises, mais plutôt dans l’affirmation de sa dégradation. L’initiation n’est plus le modèle exemplaire de nos sociétés occidentales. Elle s’est effacée au profit d’un modèle économique et rationnel, mais n’a pour autant pas disparu de la scène quotidienne puisqu’elle réapparaît effectivement, comme nous l’avons vu précédemment, à travers des productions imaginaires qui contaminent la vie sociale. La modernité érige un modèle rationnel dont la finalité est la désacralisation totale de l’univers humain. Elle entend vouloir se débarrasser de ce qui lui apparaît comme une aberration de la nature humaine : l’homo religiosus entre autres. L’homme areligieux œuvre pour un idéal naïf auquel il s’accroche avec ferveur, et qui propose d’accéder à une compréhension claire et distincte de l’existence humaine par la raison scientifique. Le modèle prométhéen émet ainsi l’idée que l’homme est « maître et possesseur de la nature », que la science apporte la véritable explication sur le monde, et sous-entend alors l’absurdité et l’illégitimité de l’imaginaire, des mythes et autres croyances qui ne sont qu’illusions et mensonges, seuls obstacles au progrès scientifique.

L’univers d’Harry Potter révèle alors un certain rejet du modèle prométhéen dans la mesure où il prône l’initiation comme modèle exemplaire. En ce sens, Harry Potter est un pied de nez à Prométhée. Il évoque un besoin de remythologiser le monde.  Les mythes ne sont plus simplement des productions infantiles et frivoles de la psyché humaine, ils répondent à nouveau au besoin de donner une valeur magique à l’existence humaine.

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[1] Douglas Allen, « L’analyse phénoménologique de l’expérience religieuse » in Cahiers de l’Herne. Mircea Eliade (sous la direction de Constantin Tacou), Paris, Editions de l’Herne, 1978 ; Livre de Poche, 1985, p. 82.

[2] Mircea Eliade, La nostalgie des origines, Paris, Gallimard, 1996, p. 205.

[3] Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard,  1991, p. 162.

[4] Ingrid Bertrand, « Du personnage de conte de fées au héros du monomythe : les nombreuses facettes d’Harry Potter » in Le héros dans les productions littéraires pour la jeunesse (sous la direction de Laurent Déom et Jean-Louis Tilleuil), Paris, L’Harmattan, collection « structures et pouvoirs des imaginaires », 2010, p. 81.

[5] Michel Maffesoli, Apocalypse, Paris, CNRS éditions, 2009, p. 43.

[6] Stéphane Hugon, Circumnavigations, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 225.

[7] Michel Maffesoli, Iconologies. Nos idol@tries postmodernes, Paris, Albin Michel, 2008, p. 172.

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