La dimension initiatique du corps dans les sociétés postmodernes

Le  retour du dionysiaque et l’émergence du tribalisme dans la postmodernité posent de nouveaux enjeux, notamment en ce qui concerne la réalité sociale du corps. Le sujet postmoderne est tout d’abord situé dans un rapport direct et complexe avec l’imaginaire social ambiant qui est plus que jamais présent dans le monde. En effet, le progrès technique, en plus d’avoir « hyperrationaliser la vie sociétale », a donné la possibilité aux individus d’amplifier et de diffuser à grande vitesse les lignes multiples de l’imaginaire : on échange des lieux et des images sur le réseau Internet, on télécharge des musiques et des vidéos sur le téléphone portable, ou encore, on invente des personnages virtuels pour se recréer une vie sociale (l’exemple du site Internet « second life »). Ce n’est pas seulement l’individu qui se transforme ici à partir de l’imaginaire social, c’est surtout le corps, qui adopte des nouvelles manières d’être dans le monde.

@Karl Lakolak

La tribalisation postmoderne du corps

En plus d’être le « plus bel objet de consommation »[1], le corps est devenu le lieu privilégié de la consumation, dépassant ainsi toute logique disciplinaire qui viserait à interdire les diverses jouissances corporelles. Le corps s’est nomadisé, et il devient impossible aujourd’hui pour l’appareil politique d’empêcher cette nomadisation qui se veut universelle. A ce sujet, Michel Maffesoli nous rappelle que le pouvoir politique se méfie de tout ce qui est errant, de tout ce qui échappe au contrôle : « le pouvoir s’emploie à ce que tout « tourne en rond ». C’est-à-dire à ce que tout soit bien canalisé, et que rien ne puisse échapper au contrôle. […] Ce qui est mouvant échappe, par essence, à la caméra sophistiquée du « panopticon ». Dès lors l’idéal du pouvoir est l’immobilité absolue, dont la mort est, bien sûr, l’exemple achevé ».[2] A l’heure du tribalisme et du nomadisme, on comprend alors les difficultés du pouvoir politique à contrôler et surtout à discipliner les corps individuels. Par contre, ce qui est intéressant de remarquer, c’est l’influence de l’imaginaire social sur l’ensemble du corps social. L’engouement, pour le tatouage, le piercing ou tout autre technique de marquage corporel, est à  ce titre significatif.  L’individu démontre une volonté d’affirmation et de dé-marquage, mais révèle aussi son désir de reliance. Dans La part du diable, Michel Maffesoli montre que le corps est foncièrement reliant, et que tout ornement du corps est prolongement du corps : « le corps tatoué, « percé », orné de manière voyante, en bref le corps exacerbé ne serait-ce qu’un moment dans la recherche d’un esprit commun : celui qui me relie à l’autre ».[3] En exacerbant son corps, l’individu crée un lien unique et signifiant avec l’autre : mon corps me relie à autrui. De plus, le marquage corporel a la particularité d’entraîner un bouleversement des données sensorielles. Ma perception du monde varie à partir de ce que j’inscris sur mon propre corps. « Si une femme porte une plume à son chapeau, son corps se prolongera jusqu’à l’extrémité de la plume et, automatiquement, elle adaptera gestes et attitudes à sa nouvelle dimension ».[4] Dès que l’on prolonge la dimension corporelle par le port d’un vêtement, d’un tatouage, d’un piercing, ou autre, le corps se transforme, et l’individu adopte un nouveau comportement. Il y a un adage populaire qui dit que « l’habit ne fait pas le moine ». Lacan avait suggéré de renverser cette perspective : « l’habit fait le moine ». Ainsi, l’individu fait le choix de porter tel ou tel vêtement, telle ou telle inscription, en fonction de sa personnalité, en fonction de son appartenance communautaire. Dans tous les cas, l’individu se reconnaît dans ce qu’il porte, dans tout ce qui prolonge son corps, car c’est toujours de son corps dont il s’agit.

Le retour du désir initiatique

Dès l’instant où l’individu tente d’inscrire du sens sur son corps, il s’engage dès lors dans une « démarche initiatique », qui traduit le désir de vivre une vie dans le sacré. Ce concept fondamental, nous le retrouvons dans tous les types de religions, mais aussi dans les sociétés dites primitives. Pour intégrer une tribu, le profane (celui qui vit en dehors du sacré)  doit subir des épreuves, en d’autres termes, être initié. Ces épreuves révèlent le désir de l’homme qui se considérant « inachevé » souhaite devenir un homme complet. Pour cela, il devra mourir à sa vie première, d’où la première épreuve, celle de la mort symbolique. Ainsi, il renaîtra à une vie supérieure. Il s’ensuivra des épreuves physiques, souvent douloureuses, afin que sa mutation ontologique s’inscrive sur son corps. L’initiation implique de surcroît une mutation à la fois ontologique et corporelle, mais aussi une rupture entre la vie profane et la vie sacrée : « L’initié n’est pas seulement […] un « ressuscité » : il est un homme qui sait, qui connaît les mystères, qui a eu des révélations d’ordre métaphysique ».[5] Dans une même approche, le sujet postmoderne, en intégrant une tribu ou une communauté, accepte de mettre un terme à son statut d’individu pour tendre vers un nouveau savoir. Certes, il ne vit pas les épreuves initiatiques des sociétés primitives de la même façon, mais il les cristallise dans ce qu’il vit au quotidien. L’individu cherche un moyen de se désindividualiser en entreprenant une démarche initiatique significative qui puisse indiquer la progression idéale de son être corporel.

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L’image du corps initiatique

Dans « La contemplation du monde », Michel Maffesoli insiste sur le fait que l’image est devenue le moyen prédominant pour communier avec autrui : « la fonction essentielle, que l’on peut accorder à l’image, de nos jours, est celle qui conduit au sacré ».[6] Autrement dit, l’image que l’on partage au cinéma, que l’on échange sur Internet, révèle notre désir initiatique ; d’autant plus lorsque ces images représentent la démarche initiatique à laquelle nous aspirons. Comment alors ne pas songer au succès littéraire et cinématographique d’Harry Potter,  ou de Stars Wars, ou encore de la trilogie du Seigneur des anneaux. La liste est longue de tous ces succès qui finalement traduisent bien la présence du désir initiatique. Mais, à cela, il faut aussi ajouter les nouvelles pratiques imaginales comme les jeux vidéo, les jeux de rôles, ou encore les jeux de société qui ne cessent d’alimenter l’imaginaire initiatique. Le corps se réinvente, se prolonge, se mélange avec d’autres corps dans le monde imaginal, monde qui est fortement marqué par la présence d’un désir initiatique. Les jeux vidéo deviennent, par exemple, le moyen d’inscrire son corps dans un monde virtuel et de le saisir autrement. L’image que je pénètre me permet d’entrer en communion avec moi-même (en incarnant un personnage virtuel) mais aussi avec les autres (lorsque le personnage que j’incarne rencontre d’autres personnages) : par l’image, je me relie à moi-même, à autrui, mais aussi au monde. Les corps ne se touchent jamais physiquement, ils demeurent isolés, mais cela ne les empêche pas de se relier virtuellement, et d’entrer dans une certaine transe. Etonnant paradoxe qui n’est pas sans rappeler les pratiques rituéliques des tribus primitives où les initiés entrent en transe à partir d’un objet imagé comme le gri-gri. Ce qu’il est nécessaire d’admettre, c’est que le sujet postmoderne accède au domaine du sacré, entreprend une démarche initiatique, à partir de ce qu’il vit dans le monde imaginal. Cette manière d’être est tout à fait légitime, et s’apparente sans aucun doute à une nouvelle façon de vivre l’initiation des sociétés primitives, l’essentiel étant de retrouver un sens magique du monde.

Une nouvelle représentation du corps se dessine dans les sociétés postmodernes, qui implique un ressaisissement de ce qui est déjà là, c’est-à-dire la nécessité de prendre en considération  ce qui est dans l’image, par l’image, pour l’image. La démarche initiatique se vit désormais autrement, à partir de l’imaginaire, dans le monde imaginal, et retranscrit l’idée majeure d’un retour aux origines tribales de l’homme.

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[1] Cf. Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970.

[2] Michel Maffesoli, Du Nomadisme.Vagabondages initiatiques, Paris, Livre de poche, 1997.

[3] M. Maffesoli, La part du diable, Paris, Champs-Flammarion, 2004.

[4] F. Borel, Le vêtement incarné. Les métamorphoses du corps, Paris, Calmann-Lévy/Pocket, 1998.

[5] Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.

[6] Michel Maffesoli, La contemplation du monde. Figures du style communautaire, Paris, Grasset, 1993.

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