Le retour de la Voix (interview pour le magazine Stylist n°76)

Stylist: Alors que les messageries instantanées/ SMS et autres emails ont signé la mort de la conversation vocale et IRL, pourquoi un appel téléphonique est-il perçu comme intrusif ? Voire même suspect et angoissant ? On se réjouit plus de la sonnerie d’un SMS par exemple que d’un appel…

Frédéric Vincent: Contrairement à la technologie gutenbergienne (écriture, imprimé), l’appel vocal implique une participation totale qui suppose un partenaire. Le souci c’est que l’homme occidental s’est habitué depuis 2500 ans au medium de l’écriture qui a remplacé la voix par le regard. Le grand théoricien de la communication Marshall McLuhan nous a rendu attentif au fait que chaque technologie prolonge une partie de notre corps et qu’elle façonne notre environnement. En ce sens, l’écriture et l’imprimé favorisent notre conscience visuelle et offrent à notre hémisphère gauche (structures logiques, linéaires, analytiques) une hégémonie sur notre hémisphère droit (structures analogiques, discontinues, symboliques). On peut dire que sans le medium de l’écriture et l’invention de l’imprimerie, l’individualisme comme mode d’être social aurait été lettre morte. Il faut par contre avoir conscience des technologies de l’oralité que nous avons sacrifié et qui interpellent quant à elles notre conscience acoustique rendant possible le maintien d’un un mode d’être tribal. Pour schématiser, l’homme alphabète et rationnel de la civilisation occidentale a connu une détribalisation profonde de son existence. De fait, on comprend pourquoi il éprouve des difficultés à renouer avec des technologies électriques ou digitales qui réinvestissent un prolongement de l’ouïe et la voix et non plus de l’œil et du regard. C’est pour cela qu’un appel vocal peut être ressenti comme une intrusion dans l’intimité visuelle conditionnée par la technologie gutenbergienne.

L’idée même de répondre à un appel vocal est angoissant car l’homme occidental trop habitué à vivre de manière individualiste doit tout d’un coup faire face à une logique sociale qui lui est étrangère quelque part. L’appel vocal est une participation communautaire totale auquel nous ne sommes plus habitués excepté pour les personnes issues d’autres régions comme l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique du Sud et qui sont encore liées aux technologies de l’oralité. Quant au SMS, il est un mixte entre sa bulle individualiste puisqu’il préserve l’imprimé et la participation communautaire. Donc, il est plus rassurant pour l’homme occidental que l’appel vocal.

Stylist: À l’ère du silence, il y a une volonté de converser à nouveau. Comment expliquez-vous le boom des messageries vocales ?

Frédéric Vincent: Je dirai pour ma part qu’il existe une nostalgie du tribalisme car on se rend compte que l’homme ne peut se réduire à son aspect individualiste. En fait, l’hégémonie de l’individualisme est en train de s’effondrer. La naissance du télégraphe a rendu possible tout un ensemble de technologies électriques (téléphonie, radio, télévision, téléphonie, NTIC) qui nous permettent de réintégrer une conscience acoustique et de retrouver une forme tribale de la vie quotidienne.

Stylist: Est-ce par frustration ?

Frédéric Vincent: Il y a bien entendu de la frustration car il faut un  temps nécessaire pour digérer une technologie. Combien de temps nous a-t-il fallu pour digérer l’alphabet phonétique et la typographie ? Aujourd’hui, nous nous situons dans une phase de conflits entre media. Il existe à l’heure actuelle une guerre des prolongements médiatiques de nos sens qui perturbe considérablement nos relations avec nous-mêmes et les autres. On est frustré dans notre impuissance à maîtriser ce conflit car nous sommes à la fois ancrés dans une culture visuelle et individualiste et ouvert à une culture acoustique et tribale

Stylist: Parce qu’il y a des choses qu’on n’arrive pas à exprimer par texto ?

Frédéric Vincent: En effet, le texto ne permet pas par exemple d’exprimer toutes les possibilités émotionnelles produites par ma voix. Le mot écrit est spécialisé, fixe un point de vue et emprisonne la pensée alors que la parole est englobante, riche de significations symboliques et demeure le véhicule essentiel de toute participation communautaire.

Stylist: Tout est lourd de sens par texto/mail, n’y a-t-il pas une volonté de retrouver de la clarté dans nos conversations en direct ?

Frédéric Vincent: L’avantage des conversations en direct réside dans la transmission des affects et des émotions impossible à exprimer clairement par texto/mail. Et surtout les conversations en direct brisent les murs pour ne pas dire les forteresses que l’on a érigées entre nous.

 Stylist: Mais aussi de capter l’attention de son interlocuteur ? Par texto/mail, on ne sait pas si notre interlocuteur est vraiment investi dans l’échange/la discussion ?

Frédéric Vincent: Il faut dire que l’émotionnel est absent dans la messagerie instantanée qui reste fort attaché au medium de l’écriture qui je le rappelle amplifie notre cerveau rationnel (hémisphère gauche) au détriment de notre cerveau émotionnel (hémisphère droit). Il va de soi qu’il est plus facile d’interpeller une personne dans un échange oral que dans un échange écrit.

Stylist: Est-ce également par nostalgie qu’on revient à la conversation audio/vocale ? (Ado, on pouvait passer des heures au téléphone avec sa meilleure amie).

Frédéric Vincent: Il y a surtout une nostalgie du désir communautaire. L’individualisme a produit une dissociation profonde en l’homme. Contrairement à l’homme tribal qui est en phase avec ses émotions, l’homme occidental est décentré, coupé d’une partie de lui-même, enfermé dans ses stratégies et ses calculs. C’est en ce sens que le psychanalyste Carl G. Jung explique l’état névrotique voire psychotique de certains individus. Retrouver la voix, c’est finalement renouer avec une partie de nous-mêmes. D’ailleurs, toute l’efficacité thérapeutique de la psychanalyse passe bel et bien par la parole. On imagine mal une cure par l’écrit.

Stylist: Le lien, le degré d’implication n’est-il pas plus fort quand on converse oralement ?

Frédéric Vincent: Entendons-nous bien, ce qui est intense dans la conversation orale c’est l’engagement de l’émotionnel alors que dans la conversation écrite on laisse davantage le rationnel prendre le pas. Quel que soit le media utilisé, il y a toujours une implication mais à des niveaux sensoriels et cognitifs différents.

Stylist: Converser à l’oral, n’est-ce pas une façon aussi de prendre le dessus : on interagit en direct donc on peut couper la parole, rebondir, etc.

Frédéric Vincent: Comme notre hémisphère droit est plus sollicité dans une conversation orale, on peut dès lors laisser agir notre potentiel émotif et exprimer tout ce que l’on ressent contrairement à la conversation écrite qui est beaucoup plus contraignante sur ce point précis. De fait, il est plus facile de dominer un échange, ce qui signifie aussi la possibilité d’être à son tour dominé. D’où l’angoisse latente de l’homme occidental à engager une conversation orale qui pourrait l’amener à se confronter à une tierce personne susceptible de s’imposer de manière brutale ou dérangeante.

Stylist: Et aussi, n’y-a-t-il pas une envie d’arrêter d’être toujours disponible : par exemple avec whatsapp, on voit si le message est lu et donc on est dans l’attente d’une réponse/d’un retour. Alors qu’un coup de fil on peut l’ignorer et rappeler la personne quand on veut ?

Frédéric Vincent: Il est vrai que l’inconvénient de l’application Whatsapp est d’instaurer une relation de dépendance au message écrit. On se sent obligé d’attendre la réponse ou encore de donner une réponse. Il faut savoir que la trace écrite est persistante à la différence du message oral qui laisse peu de place à la conservation. Dès lors, il est plus facile de gérer un message oral qu’un message écrit.

Stylist: Pourquoi la voix est-elle actuellement le nouveau médium des réseaux sociaux ? Comment expliquez-vous le boom des messageries vocales comme PeeM, Viber, Voxer, Talko, Zello… ?

Frédéric Vincent: L’Age Digital célèbre le retour au tribalisme avec des technologies numériques qui favorisent la conscience acoustique. Il est donc logique que la voix soit le medium central de cette nouvelle ère que certains sociologues se plaisent à nommer postmodernité (Michel Maffesoli). Internet traduit un partage incessant et universel d’images symboliques et mythiques sur les réseaux sociaux et crée ainsi une influence manifeste de la conscience acoustique sur les comportements individuels et collectifs.

Stylist: Les patrons de Bobler ont déclaré : « que la voix va être complètement révolutionnée parce que c’est le seul média adapté à toutes les situations de mobilité et de multi-tasking (voiture connectée, objets connectés, etc.). » Êtes-vous du même avis ? Je pense notamment aux exemples suivants : Siri, la domotique, Skype Translator / Google Traduction traduisent nos dialogues en temps réel…

Frédéric Vincent: Comme la voix est devenue le medium central de l’Age Digital, c’est bien autour d’elle que toutes les nouvelles technologies, applications et logiciels vont se développées. Etant donné que chaque technologie engendre un nouveau milieu et que les technologies d’aujourd’hui prolongent notre voix, il va sans dire que celles-ci vont être radicalement révolutionnées comme l’a pu être autrefois notre regard avec l’invention de l’alphabet phonétique ou celle de l’imprimerie.

Stylist: On voit aussi l’émergence de « bulles audio » comme Bobler, Cord, Chichat et Skype Qik (des snapchat vocaux)… Ce retour de la voix n’entraîne pas de conversation. Quel en est l’intérêt ? Dans un article de L’Obs, il est mis en avant le fait que ces bulles audio ne dérangent pas l’interlocuteur, puisqu’il peut les écouter quand il veut. Surtout, on sait que ce message audio est arrivé à bon port et qu’il sera forcément écouté. Alors qu’un appel téléphonique qui tombe sur une messagerie, ce n’est rien d’autre qu’un message qui a échoué. Qu’en pensez-vous ?

Frédéric Vincent: Cela participe néanmoins à une organisation acoustique de la vie quotidienne. Tout comme la radio, les « bulles audio » installent un fond sonore dans la journée d’une personne qui influe sa manière d’être dans le monde et suscite son désir d’entrer oralement en contact avec autrui. Et puis il faut dire que les paroles hantent plus facilement notre esprit que les mots écrits.

Stylist: Entrons-nous dans l’ère de la « conversation augmentée » ? Il semble qu’on ait réinventé la conversation en digérant la culture web (emoji, animation, éphémère) :

-Talkz, par exemple, est une appli avec laquelle l’expéditeur peut envoyer des messages animés : un petit personnage le déclame au destinataire lorsqu’il l’ouvre. Les utilisateurs peuvent générer eux même de nouveaux personnages en téléchargeant leurs propres images et leurs propres voix enregistrées.

-Waved : permet d’envoyer des messages vocaux éphémères. Même les émoticônes envoient des sons pour évoquer les émotions.

– Google Hangouts : propose désormais des suggestions intelligentes sur base de données contextuelles que l’appli tire de conversations. Lorsqu’un interlocuteur demande où vous vous trouvez, l’appli vous permet par exemple de donner votre emplacement sur une carte de Google Maps sur une simple pression d’un bouton.

Frédéric Vincent: Effectivement, ces nouvelles applications révolutionnent notre voix plus que jamais et rendent possible « une conversation orale augmentée ». Seulement, l’homme digère à peine les technologies de l’électricité (télévision, radio, cinéma) et je pense que nous sommes encore loin d’avoir épuisé toutes les ressources des cultures web et geek. C’est sûr, l’avenir promet encore de belles surprises.

Stylist: Pour autant, sommes-nous prêts à redécrocher notre téléphone ? Toutes ces applis ne prouvent-elles pas qu’on a encore peur du direct IRL?

Frédéric Vincent: L’homme occidental détribalisé et alphabète désire renouer avec une logique tribale de la vie mais en même temps ce désir l’angoisse considérablement car les habitudes cartésiennes sont encore tenaces. Nous sommes encore très ancrés dans notre univers individualiste et visuel. De fait, il est compréhensible que nous soyons effrayé à l’idée d’habiter un nouvel univers où il nous faut entretenir des rapports nouveaux avec nos sens et qui plus est renouer avec l’esprit tribal. Le récit de Bilbot le Hobbit ne dit pas autre chose que cela. Un hobbit aime la tranquillité et le confort de son intimité qu’il partage selon des convenances bien établies contrairement aux nains qui sont rustres, communautaires et qui vivent pour l’aventure. Lorsque les nains débarquent à l’improviste chez le jeune Bilbo, ce dernier paraît terrifié et désemparé. Malgré tout, il se laisse embarquer dans l’aventure et abandonne son univers individualiste et pragmatique. Cela résume un peu ce que nous vivons actuellement avec cette nouvelle ère qui est en marche. On se laisse embarqué tout étant effrayé par toutes les nouveautés qui nous entourent (misonéisme).

Stylist: N’arrive-t-on pas à une saturation des moyens de communications ? Quel est le next step ?

Frédéric Vincent: Nous sommes bel et bien dans une phase de transition qui est plus que jamais conflictuelle. Cette situation peut évidemment provoquer un sentiment de saturation notamment pour ceux qui se trouvent dans l’entre-deux. Mais la vraie saturation vient de nos institution surplombantes (Etat, école, partis politiques) qui fonctionnent toujours et pensent le monde à partir de la galaxie Gutenberg (McLuhan). En ce sens, toutes les politiques publiques mises en place sont pensées au tour du même modèle, celui de l’homme alphabétisé, visuel, pragmatique, logique, linéaire, fractionnaire. Or ce modèle en tant que tel ne peut plus exister de manière exclusive et hégémonique dans la Galaxie Internet (Manuel Castells). L’Age Digital a sonné la fin de l’ancien monde où l’individualisme régnait en maître absolu. Pour éviter la saturation, l’homme se doit de trouver un moyen de conjuguer individualisme et tribalisme dans sa vie quotidienne.

Stylist: Mais que gagne-t-on vraiment à reconverser de cette manière ? Peut-on parler d’un retour de l’empathie ? Ou est-ce qu’on se coupe encore des gens en restant derrière notre écran d’ordi de smartphone ?

Frédéric Vincent: Il est étrange la manière dont on stigmatise les technologies numériques en les rendant responsables du repli sur soi des adolescents ou encore de l’individualisme ambiant. Or, à bien y regarder, c’est tout le contraire qui se produit. On oublie surtout qu’il revient à l’alphabet phonétique et à la typographie d’avoir rendu possible l’individualisme et le rationalisme. L’individualisme existait bien avant l’apparition des NTIC. Ces derniers favorisent au contraire une conscience acoustique qui incite à plus de participation communautaire contrairement à une conscience visuelle qui privilégie l’individu. Quant à l’idée de reconverser à nouveau de manière orale, cela pourrait nous aider à être davantage ouvert aux autres mais aussi à mieux être en phase avec nous-mêmes. Il y a plus d’un demi-siècle, les psychologues avaient observé que les enfants névrosés parvenaient à se débarasser de leur traits névrotiques lorsqu’ils étaient libre de converser au téléphone.

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