Psychologie du héros mythique

Dans Le mythe et l’homme, Roger Caillois remarque parmi l’ensemble des mythologies celles qui mettent en avant les héros. Le mythe entend donner une réponse imaginaire possible à un problème réel impossible que sous-entendent, par exemple, les conditions ontologiques de l’existence humaine telles la mort ou la maladie. Le héros mythique est celui qui parvient à dépasser l’impossible, à changer de régime existentiel, à devenir immortel. Les hommes ont ainsi la possibilité de s’identifier à un modèle exemplaire qui véhicule l’idée de transformation de soi. Ainsi, rien n’est impossible pour celui qui s’identifie au héros qui fait de l’impossible un possible.

Roger Caillois a bien cerné le fait que l’existence humaine implique certaines difficultés majeures. Exister en tant qu’homme, c’est être contraint de subir tout un ensemble de conditions ontologiques qui peuvent susciter un sentiment tragique fort. Mort, maladie, vieillesse, souffrance, précarité sont les pendants nécessaires à toute vie humaine. De ce fait, les conflits psychologiques ne peuvent être qu’inhérents à l’homme. La colère, la haine, l’angoisse, le sentiment d’injustice ou le désespoir sont des expressions naturelles de l’homme obligé de faire face à une situation existentielle tant soit peu tragique. C’est ici que le héros mythique apparaît comme celui qui a résolu de tels problèmes, qui est parvenu à trouver la sérénité et la foi à travers un cheminement spirituel. Il est celui qui a réalisé le possible le plus intime de l’homme. Et c’est pourquoi ce dernier tente d’imiter le héros qui incarne son désir le plus profond : le héros devient ainsi le modèle exemplaire que les individus vont imiter afin de dépasser et de vaincre les conflits psychologiques issus des conditions ontologiques de l’existence.

Pour tout un chacun, le héros est celui pour qui rien n’est impossible, qui trouve des solutions à tout, tant aux problèmes liés à l’existence qu’aux pressions sociales de la vie quotidienne. L’être humain a donc nécessairement besoin du héros mythique pour se compléter ontologiquement, pour accepter et dépasser les contraintes sociales et psychologiques qui l’empêchent de s’ouvrir à l’existence authentique.

Pour aider une personne à vaincre ses peurs et ses angoisses, on a souvent l’habitude de l’encourager par des mots et des paroles de sympathie et d’attention. Toutefois, la flatterie ne suffit pas à débloquer les consciences individuelles, il faut des gestes concrets que la présence symbolique du héros mythique indique. Le rite assure cette fonction en plaçant l’individu dans une identification concrète et matérielle avec le héros mythique. Il permet à toute personne de se réaliser en tant que héros, de vivre physiquement et spirituellement le mythe. Dans les sociétés archaïques, le mythe et le rite forment un duo incontournable, indispensable à l’équilibre social. Le rite est, disons, le lieu où l’homme peut intégrer corporellement le récit mythique.

C’est bien la présence du mythe et la capacité de l’homme à s’identifier au héros qui permettent à tout un chacun de se construire en tant qu’homme complet, en tant qu’homme total, mais aussi d’assurer la cohésion sociale et de garantir l’authenticité des relations humaines. Le mythe donne du sens, établit une éthique, oriente la vie sociale, en mettant en avant la manière dont le héros canalise et gère les violences inhérentes à l’existence humaine. Au moment des rites religieux, l’individu imite et intègre les gestes du héros et canalise à son tour les puissances de vie.

Contrairement au scientisme moderne qui se contente de rationaliser et de mathématiser le monde, le mythe tend à traduire symboliquement le mystère de la présence des choses, du monde, de l’homme lui-même, dans le but de leur attribuer des sens possibles et de définir la surface palpable de ce qui est hors de la portée de la raison humaine. Le héros accomplit une telle démarche et se présente comme le modèle exemplaire qui a su maîtriser et harmoniser les énergies antagonistes animant tout être humain. Ce héros mythique permet donc à l’individu d’échapper à l’absurde, de saisir un sens possible de la présence de chaque chose, et ainsi de sortir du sentiment tragique que l’on éprouve lorsque l’on ressent le monde sans saveur. C’est bien la poésie produite par l’homme en imaginant le monde qui donne à ce dernier une saveur, une odeur, un sens. L’acte poétique est le meilleur garant de la cohésion sociale. On comprend alors que celle-ci dépende fortement de la capacité des hommes à s’orienter symboliquement dans le même sens. Le héros est précisément celui qui guide les hommes vers un unique sens symbolique commun. Briser ce sens symbolique revient à faire surgir le nihilisme.

Les sociétés contemporaines sont le résultat de tentatives successives qui visent à la démobilisation collective autour d’un sens commun, à la dégradation des forces mythiques et sacrées par la montée en puissance d’une volonté schizomorphique de l’histoire et de la science. Les rites où les hommes pouvaient endosser une vie héroïque se sont désagrégés à partir de l’histoire de l’Occident chrétien. Ce n’est pas Dieu que l’on a tenté de tuer, mais bien les héros mythiques. Il est donc temps de s’interroger sur la survivance de ces héros, et sur le rôle qu’ils continuent à jouer à l’heure de la postmodernité naissante. Face à l’« hyperrationalité de vie sociale », il est surprenant de voir de nouveaux Olympiens investir la scène quotidienne et cela de manière intense. D’Hercule à Superman, de Merlin à Harry Potter, les exemples qui illustrent une telle survivance du héros ne manquent pas. Dire avec Joseph Campbell que les « héros sont éternels » ne manque décidément pas de pertinence.

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